Pourquoi (ne) vous souvenez-vous (pas) de vos rêves ?

Êtes-vous un "grand" ou un "petit" rêveur ? Vous souvenez-vous, nuit après nuit, de vos frasques imaginaires dans des espaces grotesques et colorés, ou vous réveillez-vous plutôt avec la ferme et solide conviction d'avoir bien éteint votre cerveau avant de sombrer ?

Florian Gouthière
Rédigé le , mis à jour le
Vidéo : chronique du Pr Laurent Cohen, neurologue, du 17 avril 2014 -  Image : ''Le Rêve'' par Pierre Puvis de Chavannes (1883)
Vidéo : chronique du Pr Laurent Cohen, neurologue, du 17 avril 2014 - Image : ''Le Rêve'' par Pierre Puvis de Chavannes (1883)

En 1976, les psychologues Goodenough et Koulack ont émit une hypothèse séduisante, basée sur la façon dont nous stockons nos souvenirs. Selon eux, les souvenirs des rêves sont initialement stockés dans notre mémoire "à court terme" (qui nous permet, à l'état de veille, de recomposer un numéro de téléphone inconnu que nous venons tout juste de lire). Pour que le souvenir persiste, il faudrait qu'il soit transféré vers une "zone de stockage" plus pérenne (mémoire à moyen terme). Or, toujours selon Goodenough et Koulack, ce transfert ne peut pas s'opérer durant le sommeil. Pour mémoriser durablement un rêve, il serait donc impératif que nous quittions, même fugacement, l'état de sommeil, que le transfert d'information s'opère, puis que nous nous rendormions.

Cette hypothèse(1) séduisit un grand nombre de psychologues et de chercheurs... mais n'avait, jusqu'au début des années 2010, pas réellement été confrontée à l'expérience en laboratoire.

L'hypothèse à l'épreuve de l'expérience

En janvier 2013, l'équipe de Perrine Ruby, chercheuse en neuroscience (Inserm de Lyon), a publié d'importants travaux apportant une première validation expérimentale(1) de la proposition de Koulack et Goodenough.

Les neuroscientifiques ont mesuré, à l'aide de capteurs, l'activité cérébrale d'une quarantaine de sujets présélectionnés (une moitié se souvenant de leurs rêves environ cinq fois par semaine, l'autre deux fois par mois). Dans un second temps, les mêmes sujets furent soumis à une stimulation sonore au cours de leurs petits roupillons (en l'occurrence, une émission continue de bips, ponctuellement perturbée par des bips discordants, puis un enregistrement au cours duquel surgissait tantôt le prénom du sujet, tantôt un prénom qui lui était étranger).

Cette étude révéla tout d'abord que les grands rêveurs comptabilisaient deux fois plus de phases de réveil nocturne (d'au moins 15 secondes) que les autres.

Mais les données démontrèrent également qu'en phase de sommeil, les cerveaux des meilleurs amis de Morphée étaient beaucoup plus sensibles aux stimuli de l'environnement. Cette sensibilité particulière prédispose-t-elle aux réveils nocturnes (voire aux rêves) ? A moins que ce ne soit l'activité cérébrale génératrice du rêve qui octroie cette sensibilité au rêveur ?

Pour espérer avancer sur ces questions, il était nécessaire de déterminer quelles régions du cerveau entraient plus spécifiquement en activité chez les gros rêveurs.

Une zone du cerveau particulière

Une nouvelle étude conduite par Perrine Ruby, publiée le 19 février 2014, dans la prestigieuse revue Neuropsychopharmacology, apporte d'importantes pièces au dossier.

Les chercheurs ont donc scruté, par tomographie, les cerveaux d'une nouvelle quarantaine de volontaires.

"On pourrait penser que les grands rêveurs produisent plus d'images dans leur sommeil", commente pour nous Perrine Ruby. "Or, nous n'avons pas observé chez eux d'activité plus importante dans leur cortex visuel ou auditif. En revanche, nous avons pu observer une différence d'activité très claire au niveau du cortex préfrontal médian et de la jonction temporo-pariérale. Il s'agit d'une région très associative, où des informations de natures très différentes sont intégrées, et qui joue un rôle très important dans l'attention et dans la mémorisation."

L'activité particulière de cette région du cerveau est-elle une cause ou une conséquence d'une activité onirique soutenue ? A moins qu'il ne s'agisse là de deux phénomènes très distincts, produits d'un facteur qui reste à découvrir. Car, en l'état actuel de la recherche, nul ne sait pourquoi certains deviennent de "grands rêveurs" tandis que d'autres sont persuadés de passer des nuits sans relief.

"Beaucoup de questions se posent", poursuit Perrine Ruby avec passion. "On sait que la qualité et la quantité des rapports de rêves fluctuent dans le temps. Nous devons chercher à savoir si les traits distinctifs observés dans cette nouvelle étude sont stables dans le temps, chez les individus."

Le sort des petits rêveurs est-il, par ailleurs, scellé ? Ou peuvent-ils, à force d'exercices, entrer dans le club des grands rêveurs ? Leur cerveau, alors, se modifierait-il en conséquence ? L'équipe de Perrine Ruby compte bien s'atteler sous peu à cette tâche, dans l'espoir de lever un nouveau coin du voile qui recouvre nos fantaisies nocturnes.

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(1) Modèle dit "arousal-retrieval", littéralement "éveil-récupération".
(2) Des enquêtes basées sur des questionnaires avaient déjà été menées, qui ne permettaient pas d'objectiver les résultats.

Source : Resting Brain Activity Varies with Dream Recall Frequency between Subjects. J-B. Eichenlaub, A. Nicolas, J. Daltrozzo, J. Redouté, N. Costes, P. Ruby. Neuropsychopharmacology, 19 février 2014; doi: 10.1038/npp.2014.6