« Je ne pensais pas voir ça dans ma vie d’infectiologue »

Pr Gilles Pialoux est chef du service des maladies infectieuses à l’hôpital Tenon, à Paris. Il fait part de la difficulté pour les services hospitaliers de faire face à l'afflux de malades graves du coronavirus.

La rédaction d'Allo Docteurs
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Rédigé le , mis à jour le

La vague du coronavirus "déferle" sur la France, où après les hôpitaux du Grand-Est ceux d'Ile-de-France sont menacés de saturation par l'épidémie qui a déjà fait quelque 1.700 morts, dont une adolescente de 16 ans devenue la plus jeune victime. Pr Gilles Pialoux, chef du service des maladies infectieuses à l’hôpital Tenon, à Paris (AP-HP) est en première ligne. Il a répondu aux questions du Magazine de la santé.

  • Comment avez-vous réagi à la mort de cette jeune fille de 16 ans ?

Pr Gilles Pialoux : "Évidemment, c’est une tristesse supplémentaire, puisque les données venues de Chine nous laissaient présager une protection totale des moins de 15 ans durant l’épidémie. On ne sait rien sur ce cas donc je ne veux pas trop me prononcer, mais c’est évidemment dramatique. Il reste que dans les données mondiales, les enfants de moins de 15 ans sont relativement épargnés par la maladie."

  • Est-ce qu’il y a beaucoup de patients jeunes atteints de formes graves de Covid-19 ?

Pr Gilles Pialoux : "On trouve peu de 20-30 ans, mais il y en a dans les statistiques chinoises et italiennes. On voit une population qui est plus jeune, en tous cas qui a largement moins de 60 ans. Depuis quelques jours, les personnes qui se présentent dans les services d’urgence à l’AP-HP sont des cas de plus en plus graves. Ils ont déjà besoin d’oxygène, parfois en doses importantes, et pour un certain nombre d’entre eux, ils ont besoin d’une réanimation. Or, la réanimation est dans une situation très complexe aujourd’hui alors que la crise n’est pas encore à son pic."

  • Pourquoi les personnes qui se présentent sont-elles dans un état plus grave ?

Pr Gilles Pialoux : "Je pense qu’il y a un tri qui s’opère dans la population. Les autres malades ont quasiment disparu des consultations, des hôpitaux de jour, de la chirurgie non urgente ... Dans les services d’urgence comme le nôtre à l’hôpital Tenon, quasiment 90% des gens sont des suspects de Covid-19. Je pense que les autres patients sont chez eux. Là on compte la mortalité du Covid, mais on sera obligés de compter la mortalité indirecte… Des gens n’ont pas accès aux soins, pas accès aux réanimations, pas accès aux soins intensifs, pas accès à la chirurgie … Je ne pensais pas, dans ma vie d’infectiologue, avoir un service entièrement dédié à une seule maladie."

  • On vous sent angoissé face à cette situation ...

Pr Gilles Pialoux : "A la fois, en tant que chef de service, je ne suis pas en première ligne, ce n’est pas moi qui m’occupe directement des patients, des dépistages etc, mais à la fois en tant que membre de la cellule de crise, j’ai une vision générale et transversale. Et quand on fait les comptes sur un périmètre plus large que le nôtre, celui des hôpitaux de la Pitié-Salpêtrière, Saint-Antoine, Tenon, etc, on a une vision un peu large et haute qui fait froid dans le dos."

  • A quelle situation peut-on s’attendre ce week-end en Ile-de-France ?

Pr Gilles Pialoux : "La situation va s’aggraver. On est dans une phase où on va manquer de lits, mais la médecine privée nous a beaucoup aidé. La semaine dernière, on a vidé mon service de 38 lits. On avait la réanimation pleine, et maintenant ça se remplit de nouveau. Ce n’est pas vraiment un tsunami, c’est vraiment une marée qui monte. Entre nous, on dit qu’on a pour l’instant de l’eau jusqu’aux épaules et on est préoccupés d’avoir à gérer des patients graves qui ont été récusés par la réanimation faute de place ou par comorbidité. Ça pèse énormément sur les équipes médicales."

  • Pensez-vous devoir bientôt « sélectionner » les patients ?

Pr Gilles Pialoux : "Les réanimateurs ont toujours fait ça, c’est simplement que là, c’est monté d'un cran. On est justement en train de s’organiser dans les différents hôpitaux pour que ce soit collégial. Même si on est dans une médecine de guerre, il faut garder un cadre éthique et avoir des décisions collégiales pour ces patients qui n’auront pas accès à la réanimation alors que leur état clinique le justifie."

  • Comment vivez-vous cette situation ?

Pr Gilles Pialoux : "On repense aux débuts du VIH. C’est très différent, mais il y a quand même une non-prévisibilité, une absence de civisme au niveau de la population, les laboratoires sont débordés … Il y a beaucoup de points communs et on apprend beaucoup de cette crise, parce qu’on n'était pas prêts. On verra comment l’hôpital se sortira de cette crise. Pour l’instant, on court derrière l’épidémie, avec une visibilité à trois jours, et c’est très particulier de vivre ça, on n’y est pas habitués."

  • Vous parlez d'absence de civisme…

Pr Gilles Pialoux : "Je parle du non-respect du confinement, des vols permanents de masques, des blocs opératoires fracturés, du braquage d’un camion qui contenait 20.000 masques FFP2 … On loge des infirmières dans un appartement et les copropriétaires disent qu’ils ne veulent pas d’une voisine qui s’occupe de patients qui ont le Covid... Il y a à la fois les applaudissements de 20 heures et à la fois des exemples comme ça au quotidien. Il y a encore beaucoup de boulot à faire du côté de la solidarité, même si l’élan est énorme, et qu’on reçoit plein de mouvements tous les jours."