Seroplex® : l'effarante histoire du médicament ''inutile'' qui a coûté 700 millions d'euros à la Sécu

Fin mars, le site Mediapart dénonçait l'existence de liens illicites entre d'anciens hauts membres de l'Agence du médicament (ANSM) et de la Haute autorité de santé (HAS). Le journal en ligne a publié ce 14 avril une démonstration glaçante des conséquences de ces abus, révélant comment un antidépresseur, clone d'un médicament génériqué, est devenu l'un des médicaments les plus remboursés de la décennie.

La rédaction d'Allo Docteurs
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Rédigé le , mis à jour le
''Autorité de santé et labos : des liens qui dérangent'', chronique de Rudy Bancquart du 21 avril 2015
''Autorité de santé et labos : des liens qui dérangent'', chronique de Rudy Bancquart du 21 avril 2015
En haut, R-citalopram, la molécule initialement commercialisée par Lundbeck. En bas, l'escitalopram, énantiomère du R-citalopram. Deux brevets distincts, mais en terme d'effets thérapeutiques : bonnet blanc et blanc bonnet.
En haut, R-citalopram, la molécule initialement commercialisée par Lundbeck. En bas, l'escitalopram, énantiomère du R-citalopram. Deux brevets distincts, mais en terme d'effets thérapeutiques : bonnet blanc et blanc bonnet.

L'affaire, décrite en détail dans un passionnant article signé par Michaël Hajdenberg et Pascale Pascariello ("Seroplex : l'histoire secrète de la pilule à un milliard", sur Mediapart), mérite plus qu'un rapide résumé. Voici toutefois les grandes lignes de l'affaire.

Au début des années 2000, le brevet du Seropram® (citalopram) du laboratoire danois Lundbeck arrive à expiration. Lorsque ses génériques arriveront sur le marché, cette source majeure de revenu s'évanouira.

Anticipant cette crise, le laboratoire fonde ses espoirs dans un nouveau produit, le Sertindol®, qui s'avérera dangereux (risques d’arythmie cardiaque, mort subite). Pris de court, il change de stratégie.

Manigances sur deux fronts

Premièrement, raconte Mediapart, Lundbeck rachète plusieurs laboratoires avancés dans le développement des génériques du citalopram, pour interrompre ces projets, et en payera d’autres pour qu’ils renoncent à commercialiser les comprimés (la Commission européenne engagera une procédure antitrust en 2010 contre le laboratoire).

Mais Lundbeck a une autre corde à son arc : il décide de développer un isomère du citalopram, l’escitalopram (ou S-citalopram), bientôt commercialisé sous le nom de Seroplex®. Un isomère est une molécule qui contient les même atomes qu'une autre, mais diffère de par sa structure (et donc, souvent, par ses propriétés). En l'occurrence, l'escitalopram est ce qu’un chimiste nommerait l’énantiomère du citalopram initialement commercialisé : son image parfaite dans un miroir (voir illustration).

Là, en toute rigueur, la molécule n’est pas identique… A-t-elle un effet comparable à celui de sa jumelle ? Oui : elle agit bel et bien en tant qu'antidépresseur. L'effet mesuré est-il supérieur ? Si tel est le cas, on considérera légitimement que son service médical rendu (SMR) est supérieur au citalopram (et ses génériques). Ce qui justifiera un remboursement par la Sécurité sociale.

Malheureusement, citalopram et escitalopram, c'est bonnet blanc et blanc bonnet. "Jamais aucune étude n’a montré que le Seroplex® apportait une quelconque amélioration par rapport au Seropram®" , confie un ancien cadre du laboratoire, cité par Mediapart.

"En décembre 2002, sans surprise", expliquent les journalistes, "le laboratoire reçoit un projet d’avis de la commission de la transparence qui lui annonce qu'en l’état, le dossier [de l’escitalopram] sera rejeté. […] Le laboratoire danois représente [son dossier en] juin 2004. Mais c'est l'échec. La commission délivre une ASMR 5" (amélioration du service médical rendu jugé "nul").

Une procédure d’appel existe. Afin de mettre toutes les chances de son côté, Lundbeck rencontre des hauts responsables des commissions de transparence mis en cause dans la précédente enquête de Mediapart. Contre rémunération, Lundbeck reçoit des conseils sur la meilleure façon d'obtenir gain de cause devant ces commissions. "La commission de la transparence est composée d’une vingtaine de membres : le laboratoire n’en négligera aucun", écrivent les auteurs de l’enquête. "Les meilleurs lobbyistes sont recrutés", ainsi que des "spécialistes respectés", nommés dans les colonnes du journal. Des statisticiens danois viennent présenter les résultats d’études sur les performances du Seroplex® sous leur meilleur jour… Un médecin, membre de la commission de transparence, déclare aujourd’hui "[s’être] fait rouler dans la farine. Je regrette aujourd’hui ce choix. Je me suis trompé."

Un membre du cabinet de ministre de la santé Douste-Blazy téléphone aux membres de la commission pour expliquer que "le [ministère des affaires étrangères] plaidait en faveur d’une décision favorable pour ce médicament, fabriqué par un petit laboratoire danois en difficulté". Des factures montrent que ce collaborateur du ministre était payé par Lundbeck.

Remboursé à 65%

Certains ne sont pas dupe. Des revues indépendantes telles que Prescrire note en mai 2004 que le Seroplex® "n’apporte rien de nouveau", et n’a pas "d’avantage démontré en termes de bénéfices ni de risques par rapport au citalopram".

En octobre de la même année, la commission de transparence accordera un ASMR 4 au Seroplex® (amélioration mineure de l'ASMR en termes d'efficacité thérapeutique et/ou d'utilité au plan clinique) pour les épisodes dépressifs majeurs. Au vu de quoi un taux de remboursement de 65% sera accordé par la Sécurité sociale à ce médicament pourtant indifférenciable, en terme d’efficacité, à un médicament tombé dans le domaine public.

Le prix fixé pour le médicament sera très élevé (avec des conséquences potentiellement délétères pour des certains pays à faibles revenus). En 2007, des lobbyistes interviennent pour éviter que ce prix ne soit renégocié à la baisse avec les autorités. Parmi eux, on trouve Aquilino Morelle. Si son rôle ne relève pas de la prise illégale d’intérêts, les journalistes observent que "personne ne lui a [encore] demandé ce qu’il pensait de ce médicament et de ce qu’il avait coûté aux Français alors qu’en tant que serviteur de l’Etat, il était censé défendre l'intérêt général".

A la fin des années 2000, le Seroplex® faisait parti des dix médicaments les plus remboursés en France. Selon les calculs de Mediapart, environ 700 millions d’euros ont été déboursés par la Sécurité sociale pour cet "antidépresseur sans plus-value".

Des parlementaires dénonceront, en vain, l’inutilité et le coût du médicament.

En 2013, quelques mois avant la fin du brevet du Seroplex®, la commission de transparence a finalement revu son ASMR. "Des études complémentaires ont été réalisées par le NICE (l'Institut national de la santé et de l'excellence clinique en Grande-Bretagne), qui établissent catégoriquement que les quelques avantages chiffrés existants sont en réalité sans intérêt pour le patient".

La conclusion de l’édifiant article de Mediapart fera rire jaune : "Anticipant cette chute de brevet […] Lundbeck [a essayé] de lancer un nouvel antidépresseur, le Brintellix®. Bis repetita ? En février 2015, la commission de la transparence a délivré une ASMR 5, au motif que le Brintellix n’apportait pas de progrès thérapeutique."