Dangers de la Dépakine® : le long chemin de la prise de conscience

2016 restera l'année du scandale sanitaire de la Dépakine®. Il aura fallu attendre presque 35 ans pour qu'il éclate et que les habitudes de prescription changent. Le manque d'investissement des neurologues dans la prise en charge de l'épilepsie et l'inertie des pouvoirs publics expliquent, en partie, les 14.000 grossesses sous Dépakine® entre 2007 et 2014, alors même que les risques sur le foetus étaient documentés.

Héloïse Rambert
Rédigé le , mis à jour le
Dangers de la Dépakine® : le long chemin de la prise de conscience

La Dépakine® (valproate de sodium, sous son nom générique), a été pendant de nombreuses années le médicament de référence de l'épilepsie. Commercialisé en 1967 par le laboratoire Sanofi, il est très efficace pour éviter les crises aux malades atteint d'épilepsie généralisée (qui touche l’ensemble du cerveau et concerne 30 à 40% des patients).

La molécule est aujourd'hui au cœur d'un scandale : responsable de malformations, de retards intellectuels et moteurs, et de troubles autistiques chez le bébé à naître, elle a pourtant été longtemps prescrite à des femmes enceintes, alors que les premiers doutes sur sa toxicité remontent au début des années 1980.

1982 : les premiers signalements de malformations physiques

"Nous connaissions depuis très longtemps le risque malformatif", confirme le Pr Sylvie Odent, chef du service de génétique clinique au CHU de Rennes. Dès 1982, des signalements sont faits. Les spécialistes réalisent que l’anticonvulsivant peut être responsable d’un "syndrome fœtal au valproate".

"Il est apparu à cette époque que la Dépakine® exposait l’enfant à un risque de spina bifida (une malformation grave de la moelle épinière, responsable de paralysies des jambes et d'incontinences, ndlr), mais aussi à des fentes labio-palatines, des craniosténoses (une soudure anormale des os du crâne, qui empêche la croissance normale du cerveau du bébé, ndlr), des malformations uro-génitales ou cardiaques", précise la généticienne. Le visage aussi peut être particulier. "Nous avons commencé à parler de faciès d’« enfant-Dépakine », caractérisé par une racine du nez large, une lèvre supérieure très fine…",  se souvient quant à lui le Dr Arnaud Biraben, épileptologue au CHU de Rennes.

Les suspicions sont là, mais aucune preuve scientifique n'est encore venue établir un lien de causalité, entre l'anticonvulsivant et ces malformations. A cette époque, les médecins le prescrivent sans restriction. Le Dr Arnaud Biraben prend en charge les épileptiques depuis 23 ans et fait partie de cette génération de prescripteurs à qui l’on a "appris, de bonne foi sûrement, que c’était précisément la Dépakine® qu’il fallait donner aux femmes enceintes. Nous n’avions pas de preuve de sa toxicité, alors qu’il y avait des raisons de penser que les autres médicaments, eux, étaient foeto-toxiques. Et puis, c’était une molécule française".

Petit à petit, le bouche à oreille fait son œuvre. "Il se disait que les femmes enceintes sous Dépakine® devait être suivies de très près", rapporte le Pr Odent. "On en parlait, on essayait de l’éviter", ajoute l’épileptologue. Les malformations visibles et graves, repérées avec des techniques d’échographie moins perfectionnées qu’aujourd'hui, donnent souvent lieu à des interruptions médicales de grossesse (IMG). "Lorsque l’enfant naissait apparemment bien formé, nous estimions alors que le danger était passé", admet la généticienne.

Découverte des effets sur le développement moteur et cognitif

Pendant des années, les neurologues pensent donc que le risque du valproate est circonscrit aux quinze premières semaines, au moment où le risque malformatif est élevé. Il faudra attendre que les "enfants-Dépakine" grandissent pour qu’une autre suspicion ne naisse. "Entre 2000 et 2004, les premiers signalements évoquant des retards intellectuels ont commencé à émerger. Et en 2005, ce sont les troubles autistiques qui sont entrés dans le spectre", se souvient le Dr Biraben. "Nous nous sommes alors rendu compte que même si l’enfant échappait au risque malformatif, la molécule pouvait avoir d’autres effets délétères, moins rapidement visibles, et plus difficiles à appréhender", ajoute le Pr Odent.

A la fin des années 1990, des registres qui suivent les femmes enceintes sous traitement antiépileptique, dont la Dépakine®, commencent à être tenus dans différentes régions du monde. En quelques années, ces registres viennent apporter définitivement la preuve de la responsabilité du valproate. "Après six ans, les résulats sont tombés : la Dépakine® était responsable d’une augmentation des 10 à 15% de malformations", explique le Dr Biraben.  L'augmentation des troubles du développement et des troubles du spectre de l'autisme seront évalués, eux, entre 30 et 40%.

Un tragique manque de circulation de l'information

Au cours des trois dernières décennies, les connaissances sur la foeto-toxicité de la Dépakine®, bien que grandissantes, sont restées restreintes au cercle des épileptologues. "Les neurologues qui font de l’épilepsie sont au courant depuis quinze ans. Depuis tout ce temps, ils mettent en garde dans les congrès, et ont commencé à le faire sans attendre que les preuves scientifiques absolues n’arrivent", insiste le spécialiste. Peine perdue.

Auprès des généralistes, qui reconduisent les prescriptions de Dépakine®, l'information ne passe pas. Même lorsqu'au milieu des années 2000, les effets secondaires de la Dépakine® sur le foetus sont inscrits noir sur blanc dans le Vidal, la "bible" des médecins, les habitudes de prescription ne bougent pas. "Lorsque vous maniez un médicament depuis 40 ans, un médicament qui marche très bien, vous n'ouvrez pas votre Vidal tous les jours", déplore le Dr Biraben.

Si l'information n'a pas circulé, c'est aussi parce que l'épilepsie intéresse peu. "En France, il y a plus de 700.000 patients épileptiques. Soit dix fois plus que les personnes atteintes de sclérose en plaques. Pourtant, de moins en moins de neurologues de ville ou hospitaliers font de l’épileptologie, qui est une spécialité moins lucrative que d’autres", explique le Dr Biraben. Les spécialistes manquent et la majorité des épileptiques sont suivis par des médecins généralistes, très peu au fait. "On estime que seuls 5 à 10% sont vus une fois par an par un neurologue."

L’incroyable passivité des autorités de santé européennes achèvent de bloquer la situation. Alors que l'Académie américaine de neurologie publie dès 2009 des recommandations mettant en garde contre le valproate, le vieux continent ne donnera officiellement l’alerte qu’en 2014.

Une inégalité entre les hommes et les femmes

Le scandale de la Dépakine® a éclaté, et l’anticonvulsivant est désormais évité chez toutes les femmes en âge de procréer et les petites filles. "On ne prescrit plus de valproate aux femmes, du moins en première intention. Les médicaments de deuxième ligne sont privilégiés autant que possible", assure l’épileptologue.

Malheureusement, ces alternatives sont beaucoup moins efficaces et les restrictions qui concernent les femmes créent une grande inégalité des sexes face à la qualité des soins. "Les hommes sont équilibrés et ne font plus de crises dans 90%. Chez les femmes, ce chiffre est tombé à 55% dans les épilepsies généralisées." Mal équilibrée, une épilepsie complète est extrêmement handicapante. "Ces femmes, chez qui on  arrête la Dépakine®, en plus de faire des crises dangereuses ne peuvent plus conduire, et certains métiers leurs sont interdits", constate amèrement le médecin.