Loi Evin : des censures fumeuses

Une photographie d'Albert Camus, affichée sur la façade de la médiathèque du même nom, crée la polémique dans une commune de l'Hérault. L'objet de la discorde ? La cigarette que l'écrivain pince entre ses lèvres. Un élu local accuse cette image d'aller à l'encontre de la loi Evin. Une "affaire" qui relance le débat sur la loi et son application aux œuvres culturelles. Petit rappel de ce que dit la loi.

Héloïse Rambert
Rédigé le , mis à jour le
Loi Evin : des censures fumeuses

Pour Thierry Teulade, un élu de la ville de Clapiers, près de Montpellier, ce n'est pas un détail. La cigarette fumée par Albert Camus sur la photographie est un véritable problème, car elle fait une entorse à la fameuse loi de 1991 relative à la lutte contre le tabagisme. Il a donc décidé de déposer une requête devant le tribunal administratif.

L'agglomération a un tout autre point de vue. Pour elle, l'image du philosophe est indissociable de sa cigarette. Son avocate parle de "censure" et le rapporteur public du tribunal administratif estime qu'il s'agit là d'un "choix malheureux" mais "qu'en matière d'œuvres artistiques, nous nous trouvons en dehors du champ de la loi Evin ". Le jugement a été mis en délibéré. Que dit exactement la loi Evin ? Peut-elle être "interprétée" comme on l'entend couramment ? Les œuvres culturelles et artistiques sont-elles concernées ?

La loi Evin, loi liberticide ?

Le texte de loi est clair. Il interdit toute "propagande, publicité directe ou indirecte pour le tabac". En clair, la publicité pour une marque de cigarettes ou des produits dérivés de celle-ci. Alors Camus a-t-il le droit de fumer ostensiblement sur la photo ? "Absolument" tranche le professeur Gérard Dubois, président de la commission addiction de l'Académie nationale de médecine, président d'honneur du CNCT (Comité National de lutte Contre le Tabagisme) et de l'Alliance contre le tabac. "Il n'y a aucune interdiction dans la loi Evin à ce propos. Elle n'oblige en rien à retirer une cigarette d'une photographie historique, ni à préférer une photographie où le sujet ne fume pas à une autre où il fume. D'ailleurs, jamais aucune association contre le tabagisme n'a demandé à ce qu'on retire une cigarette d'une image historique". Et les photographies actuelles ne sont évidemment pas plus concernées.

Et pourtant, le cas de "l'affaire Camus" à Clapiers n'est pas sans en rappeler d'autres. Jacques Tati avait vu sa pipe mythique remplacée par un surprenant petit moulin à vent jaune, sur l'affiche que lui avait consacrée la cinémathèque française en 2009. En 2005, sur l'affiche et le catalogue d'une exposition consacrée à Jean-Paul Sartre, la cigarette du philosophe, pourtant quasi-invisible sur la photographie d'origine avait été gommée. Quant aux affiches des films "Coco avant Chanel" qui montrait Audrey Tautou fumant une cigarette, ou "Gainsbourg, vie héroïque" où apparaissaient juste des volutes de fumée, elles ont carrément été interdites dans les stations de métro parisiennes car censurées par la RATP. Qu'est-ce qui motive ces excès de zèle ? Pourquoi une telle autocensure, alors que ces affiches ne tombent pas sous le coup de la loi ?

"Autocensure manipulatoire"

"Il y a deux choses qui ne sont pas du tout du même ordre", explique le Pr. Dubois. "Quelque fois, ces réactions sont le fruit d'un choix délibéré. Ce sont souvent des institutions publiques qui n'ont aucune envie d'être associées à l'industrie du tabac, dont elles jugent l'image mauvaise. Ce fut le cas, par exemple, en 1996, avec un timbre reprenant une photographie d'André Malraux qui avait été retouchée pour faire disparaître le mégot du ministre."

Mais à croire le médecin, dans la très grande majorité des cas, ces actions relèvent de l'autocensure manipulatoire. "Certaines agences de communication sont payées par les industriels du tabac pour censurer des affiches, ou les modifier, au nom de la loi Evin. C'est par exemple le cas de l'agence de communication de la RATP." Des géants de la cigarette qui paient pour faire interdire des affiches où elle apparaît, cela peut sembler paradoxal. Mais la technique serait parfaitement pensée. L'objectif est de discréditer la loi, voire de la ridiculiser, pour mieux la remettre en cause. Parce qu'il faut bien avouer que remplacer la pipe de Tati par un moulinet à vent, c'est ridicule. Et une affiche de cinéma purement et simplement censurée, cela fait passer la loi Evin pour ce qu'elle n'est pas : une loi qui va à l'encontre de la liberté d'expression." Autant de stratégies initiées par les industriels du tabac, et dénoncées par le Pr. Dubois, l'Académie de médecine, les associations contre le tabagisme et Claude Evin en personne, lors d'une conférence de presse en 2011.

"Dénormalisation du tabac"

Tous les moyens sont bons pour les marchands de cigarettes pour contrer les mesures de santé publique prises contre le tabac, qui commencent à payer. Depuis l'adoption de la loi Evin, le nombre de fumeurs a été divisé par deux. "Un phénomène, que j'appelle la dénormalisation du tabac, est en train de monter. La cigarette est de plus en plus vue comme un produit ringard et nocif ". Alors que les industriels voudraient qu'elle représente ce qu'elle représentait par le passé : le glamour, l'indépendance et l'esprit de rébellion.

Selon le Pr. Dubois, la réaction épidermique de cet élu local dans l'Hérault serait le symptôme de cette tendance. "Je trouve cette attitude spontanée, humaine, et même assez saine" conclue-t-il "Et elle a le mérite d'interpeller les autorités quant à leurs responsabilités".

 

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