Scandale du charnier de Paris-Descartes : “Il n’y avait aucun respect pour les donneurs”
Nouvelles révélations dans l'affaire du charnier de l'université Paris-Descartes. Anne Jouan, journaliste qui a révélé les faits en novembre 2019 a aujourd'hui la preuve, grâce à des diapositives que ce charnier existait depuis 1988. Interview.
Dans un article publié dans la revue Paris Match, jeudi dernier, vous parlez de 13 diapositives datant de 1988 qu’on vous a confié. Des images, au-delà du soutenable, impubliables. Que montrent ces diapositives ?
"Ce sont 13 diapositives de juin, septembre et octobre 1988. On reconnait très précisément les locaux, on voit la tour Montparnasse derrière. Ces diapositives montrent ce qu’on a appelé un “charnier”, sans avoir conscience que c’était également le mot employé par les gens qui y travaillaient. On y voit des corps entassés les uns sur les autres, à plusieurs sur un chariot.
Certains corps et certaines parties du corps sont complètement noirs comme du charbon. Ça signifie que ce sont des corps qui sont là depuis très longtemps, depuis des années pour certains. Sur un chariot, on voit deux corps qui sont tête-bêche. Les pieds noirs de l’un sont collés à la tête de l’autre. La tête est complètement éclatée ainsi que le cou. Pour absorber les liquides du corps, de la sciure de bois a été utilisée sur ce chariot.
L’image la plus choquante, qui n’est peut-être pas la plus horrible, c’est cet ensemble d'étagères en fer complètement rouillées et on redécouvre de nouveau détails à chaque fois qu’on regarde.
L’œil refuse en quelque sorte d’accepter ce que le cerveau croit avoir compris. Dans une caissette, il y a des pieds et des mains démembrés rangés ensemble. Dans une autre, il y a des pieds complètement noircis. En bas, à gauche de cette photo, il y a une femme dans un état pas possible, recouverte d’un sac plastique. Il y a un seau bleu, des bidons de javel “rangés” dans un fatras indescriptible. Ça montre qu’il n’y avait aucun respect pour les donneurs."
Les précédentes images en votre possession datent de septembre 2011, de 2016 et de 2018. David, le fils de José Artur, le journaliste et homme de radio français, estime qu'il est important de montrer, de publier certaines photos pour "mesurer l’ampleur de l’ignominie”. Qu’en pensez-vous ?
"C’est une question qu’on se pose depuis octobre 2019, qu’on se repose régulièrement. Elle s’est reposée avec Paris Match la semaine dernière. Ce sont, de toute façon, juridiquement, des photos qui tombent sous le coup de la loi. On ne peut pas les publier.
S'il s’agit de votre père, de votre mère, de votre grand-mère, vous reconnaissez sa tête ou son corps. Je pense à Kim Garrel, la fille de Maurice Garrel, a cru reconnaitre la tête découpée de son père sur un palan où 42 têtes sont découpées n’importe comment et inutilisables. Elle en est toujours extrêmement marquée, même 6 mois après avoir vu la photo. Donc, on ne peut pas publier les photos dont on reconnait les visages.
Après, d’un point de vue éditorial et politique, la question se pose. Je ne sais pas si j’ai la réponse et ce que j’en pense dépend des jours en fait."
Vous révélez que le professeur Philippe Even, alors doyen de la faculté Necker, a visité le centre en 1988. Il affirme avoir envoyé une lettre restée sans réponse au directeur de l’époque, Jean-Pierre Lassau. Ensuite, Dominique Hordé, ancienne secrétaire générale de l’université, a écrit des dizaines d’emails très détaillés à ses supérieurs dès sa prise de fonction en 2016. Comment expliquer le manque de réactions des autorités ?
"Tout le monde savait oui ! Le professeur Even visite le Centre, il ne trouve rien d’autre que d’écrire une lettre au directeur du Centre avec qui il vient de faire la visite. Il aurait pu écrire une lettre au ministre. Quand on est doyen de Necker, on est quelqu’un d’important en France.
On a découvert au cours de l’enquête que tout le monde savait dont Frédéric Dardel, l’ancien président de l’université entre 2012 et 2019 qui a été mis en examen vendredi dernier pour “atteinte à la dignité d’un cadavre”. Le doyen Friedlander le savait également puisqu’il est réceptionnaire de mails que lui a adressé Dominique Hordé. Mais aussi Antoine Tesnière qui était l’ancien conseiller d’Olivier Véran au ministère.
Un réanimateur m’a dit l’avoir raconté à Axel Kahn. Tous ces gens sont au courant. Quand Bertrand Ludes, le patron de l’institut médico-légal de Paris, prend les rênes du Centre du don des corps en septembre 2018. Il va déjeuner à l’Odéon avec Axel Kahn et ce dernier lui dit qu’il est choqué de savoir, et il le sait depuis des années, que les corps sont utilisés pour des crash-tests de voiture.
Mais, Axel Kahn fait partie du comité national d’éthique. Il suggère à Bertrand Ludes de saisir le CCNE (Conseil Consultatif National d’Ethique), il ne le fait pas. Quand le papier dans l’Express, quelques jours avant, j’appelle Jean-François Delfraissy, qui est alors patron du Conseil d’Ethique, pour lui expliquer ce qu’on va publier et il me dit : ”Quand l’article sortira, le CCNE s’autosaisira.” A ma connaissance, il ne s’est jamais autosaisi.
Certes, il y a eu le covid mais depuis 30,40 ans, il y a toujours eu une raison, valable ou non, qui a fait qu’on n'en parlait pas ou qu’on passait à autre chose. Pourquoi le Conseil National d’Ethique ne s’est pas autosaisi après les premières révélations ? C’est une vraie question."
Le Centre du don du corps de l’université Paris Descartes avait été ouvert en 1953. 18 000 donneurs y ont fait don de leur corps entre 1988 et 2011. Depuis novembre 2019, le centre n’a pas rouvert. A ce stade, 170 proches de donneurs décédés ont porté plainte contre X devant le parquet de Paris.