Alcool : la participation des lobbies à la prévention contre l’alcoolisme inquiète les médecins

Pour certains addictologues, les conflits d'intérêts empêchent les lobbies d'investir dans des mesures qui ont déjà prouvé leur efficacité. 

Maud Le Rest
Rédigé le , mis à jour le
La filière viticole va investir 2 millions d’euros dans le plan de prévention contre l'alcoolisme.
La filière viticole va investir 2 millions d’euros dans le plan de prévention contre l'alcoolisme.

"Laisser la prévention aux alcooliers, c’est se donner la certitude que les problèmes vont continuer", prévient le Pr Michel Reynaud, psychiatre et président du Fonds Actions Addictions. C’est pourtant ce qu’il va se passer en France : le 27 juin dernier, les trois filières de l'alcool ont remis à l'Elysée 30 propositions de "contribution" au plan national de santé publique. "De multiples études montrent que procéder ainsi ne marche pas. Les conflits d’intérêt sont tels que ça ne peut pas fonctionner", déplore le Pr Reynaud.

"Eliminer les stratégies qui ont fait leurs preuves"

La filière viticole doit ainsi investir 2 millions d’euros dans ce plan, quand les brasseurs et le secteur des spiritueux y injecteront près de 3 millions d’euros. Le document a été remis à Audrey Bourolleau, la conseillère Agriculture de l'Elysée, ancienne déléguée générale de Vin et Société [le lobby du vin, ndlr]. Pour le Pr Reynaud, celle-ci est un tremplin pour les lobbies : "Ils n’ont jamais participé aux négociations sur la stratégie de prévention nationale. Grâce à elle, ils ont remis leur dossier directement au président de la République."

Entretien avec le Pr Reynaud diffusé le 22 février 2018.

Cette contribution est faussement désintéressée pour le Pr Reynaud, qui estime que c’est une manière déguisée, pour les alcooliers, de placer leurs pions. Le psychiatre explique en effet que les seules méthodes qui fonctionnent en matière de prévention contre l’alcoolisme sont le contrôle de la vente aux mineurs et la fixation d’un prix minimum à l’unité. "Evidemment, ce sont les deux points du plan prévention initial que les lobbies n’ont pas repris. Ils éliminent les stratégies qui ont fait leurs preuves", déplore-t-il.

"Les lobbies se donnent une image politique d’acteur responsable"

Leur contribution est par ailleurs minime : les alcooliers proposent d’injecter 5 millions d’euros dans le plan prévention, alors qu’ils en ont dépensé 600 pour la publicité et le marketing en 2016, d’après la Cour des comptes. Le Pr Reynaud note par ailleurs des blocages du côté des lobbies, qui se sont toujours vivement opposés à un agrandissement du pictogramme de prévention apposé sur les bouteilles. "Ils ont finalement accepté 3 mm de plus, mais ils ont bloqué la décision autant que possible", indique le psychiatre.

De son côté, le président de Vin et Société Joël Forgeau assume sa méthode. "[L’Italie et l’Espagne] ont mis en place depuis des années des programmes de prévention co-construits avec les filières de producteurs. Nous préférons nous inspirer de leur modèle plutôt que de celui des pays du nord de l'Europe, qui utilisent l'arme fiscale et des discours moralisateurs excessifs" explique-t-il. Mais certains craignent que cet engagement soudain soit en réalité une manière d’empêcher un relèvement des prix de l'alcool, cheval de bataille de la Ligue nationale contre le cancer. "En agissant ainsi, les lobbies se donnent une image politique d’acteur responsable. Mais ils ne peuvent pas s’auto-réguler", conclut le Pr Reynaud.

8% des nouveaux cas de cancers enregistrés en 2015 étaient liés à une consommation d’alcool régulière, affirme l'Institut national du cancer (INCa) dans un communiqué publié mardi 27 mars. Même en faible quantité, comme l’explique l’INCa : "Les études scientifiques montrent une augmentation du risque de cancer dès la consommation moyenne d'un verre par jour." Une donnée largement sous-estimée par les Français, qui situent ce niveau à 3,4 verres par jour.