Cambodge : la victoire des "petites mains" de la lutte contre le paludisme
Pour éradiquer le paludisme, depuis 2016, le Cambodge a mis en place une des stratégies les plus efficaces au monde. Les travailleurs communautaires y jouent un rôle essentiel pour la prévention et le soin. Reportage
Au Cambodge, le paludisme a longtemps été un fléau. La “fièvre des marais”, comme on le surnomme, peut être extrêmement grave, jusqu’à provoquer un coma voire même un décès.
Dans les années 2000, le paludisme tuait quelque 600 Cambodgiens par an. En réponse, le pays a mis en place en lien avec l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS), un plan national de lutte contre le paludisme qui a fini par porter ses fruits.
Depuis 2018, il n’y aurait plus aucun décès lié au paludisme. Une exception alors qu’au niveau mondial, la même année, 627 000 victimes ont été enregistrés par l’OMS, principalement en Afrique.
Le succès du modèle cambodgien
Pour lutter contre le paludisme, le Cambodge s'appuie sur le principe des travailleurs communautaires. Disséminés dans les régions les plus à risques, ce sont quelque 2550 villageois qui diagnostiquent la maladie et distribuent rapidement des traitements à la population.
A Thmey, un village isolé de la province de Kampong Speu, nous avons rencontré une de ces travailleuses, Heak, 47 ans. Nous l’avons suivie dans ses missions.
Heak, 47 ans, travailleuse communautaire
Nous étions prévenues. “La route pour arriver jusqu’au village sera difficile, pour parcourir 70 kilomètres il faut compter au moins deux heures à cause des nids-de-poule”, nous avait alerté le Dr Boukheng Thavrine, responsable du Centre National pour le contrôle du paludisme au Cambodge (CNM).
A peine avons-nous quitté la ville de Kampong Speu, capitale de la province au sud-ouest du pays, que déjà le bitume se transforme en chemin de poussière. Le paysage urbain laisse désormais la place à une campagne asséchée et pauvre. Dans la voiture, le silence règne.
Sokhan, notre chauffeur francophone, est concentré pour éviter les obstacles. Face à nous, des dizaines de scooters défilent certainement pour rejoindre la ville, puis un ballet de camions remplis de troncs d’arbres soulève un nuage de poussière.
Nous ne voyons presque plus rien. Il est 7h du matin et certains habitants fixent hagards notre voiture. Il ne doit pas y avoir beaucoup de visiteurs par ici.
Après presque 3 heures de route, nous arrivons enfin dans le village de Thmey. Nous avons rendez-vous avec Heak, mère de 3 enfants. Elle porte fièrement son tee-shirt bleu de “travailleuse de santé”. Avec son visage rond et ses yeux rieurs, elle nous met tout de suite à l’aise. Mais pas question de traîner. Heak n’a pas de temps à perdre.
Depuis 4 ans, c'est elle qui veille sur la santé de ses voisins. Elle s’occupe de 583 personnes qui vivent dans le village.
Quand elle n’est pas dans les champs à cultiver du riz, du maïs et du sucre de canne, elle assume la mission qui compte le plus pour elle : prendre la température pour vérifier que personne n’a de fièvre, réaliser des tests diagnostics rapides pour repérer les patients infectés et éventuellement les soigner.
La sentinelle du village
Sur son scooter, elle se rend d’abord chez une mère de famille, près de chez elle. Nen a 41 ans. Mère de trois enfants cette dernière tient une petite épicerie dans cet endroit pratiquement désert. Derrière sa maison, on aperçoit au loin des collines verdoyantes.
Il fait déjà 35 degrés, l’atmosphère est très humide. Sous un petit porche abrité du soleil, Heak prend des nouvelles de sa “patiente”. “Comment vas-tu en ce moment ? Je sais que tu es allée dans les rizières récemment, est-ce que tu as eu des maux de tête ? une sensation de fièvre ?”, demande-t-elle très assurée à Nen qui fait non de la tête.
Dans ses bras, Nen tient son fils de 3 ans qui se met soudainement à pleurer. “Comment va ton fils ?” Heak poursuit son interrogatoire en inspectant sa peau pour y repérer une éventuelle piqûre de moustique.
“Vous dormez bien dans les moustiquaires imprégnées que je vous ai fournies ?" “Oui”, répond Nen, “en ce moment il est contrarié, il pleure souvent”. C’est surtout par précaution qu’elle va prendre la température corporelle de l’enfant. Elle place le thermomètre sous l’aisselle gauche de l’enfant qui a l’air apeuré. Elle le rassure en lui caressant la joue.
Le temps que le petit appareil donne son verdict, nous observons Heak qui a l’air dans ses pensées. Soudain, elle se confie avec une certaine émotion. “Mon fils avait son âge quand il a eu la malaria. C’est pour ça que je suis très attentive. Cela a commencé par une forte fièvre, puis les symptômes sont devenus de plus en plus inquiétants : des vomissements, des diarrhées, des vertiges etc. C’était horrible.
A l’époque, il n’y avait pas de travailleur de santé dans le village, j’ai eu tellement peur de le perdre. Mes parents m’ont aidé à trouver l’argent pour payer les médicaments. Ça s'est arrangé mais il a quand même eu des fortes crises très régulièrement jusqu’à ses 14 ans. C’est une des raisons pour lesquelles je me suis engagée !” clame-t-elle avec un sourire fier.
La sonnerie du thermomètre interrompt son histoire. “Fausse alerte, rien d’anormal, tout va bien, sa température est normale”, dit-elle soulagée à la maman.
Nen en profite pour nous glisser quelques mots. “Nous avons tellement de chance qu’elle soit là, pour nous c’est la sentinelle du village.
Nous lui faisons entièrement confiance. Dès que quelqu'un se sent mal on sait où la trouver. Aujourd’hui, il y a moins de cas de paludisme mais à une époque c’était très difficile, je l’ai eu moi-même il y a quatre ans maintenant, mais là ça va beaucoup mieux”.
“J’ai perdu mon frère et j’ai failli en mourir”
Heak poursuit sa mission. Elle a rendez-vous chez un homme qui a contracté le paludisme il y a quatre ans en pleine forêt. Depuis quelques jours, il ne se sent pas bien, il a demandé à la voir pour être sûr que ce ne soit pas encore la malaria.
Avant de se rendre chez lui, Haek nous raconte qu’elle-même a déjà contracté le paludisme. C’était en 1978, elle avait à peine 4 ans.
“Je ne me souviens pas j’étais très jeune mais mes parents m’ont toujours dit que j’ai failli mourir. Encore aujourd’hui, un enfant meurt du paludisme toutes les deux minutes dans le monde. Chez l’enfant, le système immunitaire est trop fragile, c’est ça le danger” explique-t-elle.
À l'époque, Heak a été sauvée car les Khmers rouges qui semaient la terreur au Cambodge distribuaient des médicaments aux enfants un peu au hasard à ceux qui avaient l’air malade. Elle a pu prendre à temps des médicaments.
Malheureusement, un de ses frères n’a pas eu cette chance, sans traitement et il est mort du paludisme. “Je ne m’en suis jamais complètement remise, je trouve ça tellement injuste.
C’est pour ça que j’ai voulu aussi m’engager comme travailleuse de santé. Je veux tout faire pour éradiquer le paludisme dans le village, la province et même dans tout le pays !” confie-t-elle avec détermination.
Lutter contre les dernières poches de paludisme
En 2021, le Cambodge a enregistré 596 cas de malaria, soit une diminution de presque 80 % par rapport à 2020. Dans ce pays, les derniers lieux de contamination se trouvent parmi les populations qui vivent et travaillent dans des régions reculées ou montagneuses.
D’où l'intérêt de ces travailleurs de santé, comme Heak, qui réalisent ce qu’on appelle une “surveillance active”. L’idée n'est pas d'attendre que les malades se déplacent vers les centres de santé, mais d’aller au-devant des cas.
"Ces travailleurs communautaires jouent un rôle central. Ils permettent de traiter rapidement les personnes infectées et l'on sait qu'avec la malaria plus on attend et plus la maladie s’aggrave", explique Benoît Witkowski, chef de l'unité d'épidémiologie moléculaire du paludisme de l'Institut Pasteur du Cambodge.
"Souvent, le centre de santé le plus proche est à plus d’une heure de moto, vous attendez que votre état de santé s'améliore et ça ne fait que s'empirer, donc c’est très important d'avoir quelqu'un sur place pour tester rapidement".
Limiter la propagation de la maladie
Il y a un autre avantage c’est qu’en traitant rapidement les malades, cela permet également d'éviter la propagation de la maladie.
"On l’oublie souvent mais si une personne est infectée par le parasite Plasmodium et qu’elle est piquée par un moustique, et bien ce dernier pourra être vecteur de la maladie en piquant une autre personne”, explique le spécialiste.
Le gouvernement cambodgien entend éradiquer le paludisme d’ici à 2025. En étant actifs dans les dernières poches de paludisme dans le pays, c'est grâce au travail quotidien de ces travailleurs de santé que cet objectif pourrait être possible.
Les travailleurs forestiers les plus touchés
Nous retrouvons Heak. Cette fois, le trajet est plus long. De chaque côté de la route, le paysage défile et traduit des conditions de vie difficiles. Ici les maisons traditionnelles cambodgiennes ne sont plus constituées que de bois et de tôle.
Ces habitants font partie de la frange la plus modeste du pays. Pour subvenir aux besoins de leur famille, les hommes se rendent régulièrement en forêt pour couper du bois et le revendre.
Ce sont eux les premières victimes du paludisme : 80% des Cambodgiens infectés sont des hommes âgés de 15 à 49 ans qui travaillent en forêt. C’est pourquoi Heak les surveillent tout particulièrement.
Dara, 41 ans, nous accueille sur une petite terrasse en bois à l’ombre de sa maison. De retour de forêt depuis quelques jours, il ne se sent pas très bien et pense reconnaître des symptômes de la malaria.
"La dernière fois que j’ai été infecté c’était en 2018. Avec la fièvre, les vertiges et la diarrhée, j’ai d’abord cru que j’allais mourir. Aujourd’hui, j’ai surtout peur de devoir aller à l’hôpital et de ne plus pouvoir travailler", confie-t-il inquiet.
Avant sa santé, Dara craint surtout de ne plus pouvoir travailler laissant sa femme, ses 3 filles et ses parents sans aucun revenu. Dara, 41 ans, est un travailleur des forêts. Chaque année, il passe 5 mois, jour et nuit, dans cette zone à risque.
Sans plus attendre, Heak réalise un test diagnostic rapide. Elle pique le doigt de l’homme et prélève une goutte de sang qu’elle verse dans un sérum avant de déposer le mélange sur une cassette de test.
Le résultat apparaîtra dans 15 minutes. Elle profite de cette attente pour lui rappeler quelques règles de prévention basiques. “Tu prends bien ton traitement avant d’aller en forêt ?” “Oui, je crois”, répond Dara. “Il faut que tu sois sûr ! Et tu dors bien dans le hamac avec la moustiquaire que je t’ai donnée ?” L’homme acquiesce.
Cinq fois par an, Dara part camper en forêt durant un mois. Grâce à Heak, depuis peu, les hommes du village ont accès à un traitement préventif de trois jours qui les empêche de contracter la malaria pendant vingt-huit jours. “Depuis que je prends ce traitement et que je dors dans la moustiquaire je suis plus rassuré, j’espère ne pas retomber malade“.
Mais cela n’a pas été facile pour elle de convaincre les hommes du village de prendre ce traitement. “Au début, ils refusaient à cause des effets secondaires tels que des nausées et des vertiges. Mais aujourd’hui je suis parvenue à presque tous les persuader.
C’est une énorme avancée ! Avant, lorsqu’ils tombaient malades, ils n’avaient ni le temps ni les moyens de se rendre au centre de santé, situé à plusieurs heures de route de Thmey. Ils préféraient payer un guérisseur local. Mais le coût du traitement et les jours de salaire en moins représentaient une perte d’argent conséquente. De plus, beaucoup d’hommes infectaient aussi leur famille. Il y a eu beaucoup de morts”, raconte Heak.
Heak pique le bout du doigt pour obtenir une goutte de sang, elle procède ensuite au test diagnostic rapide : en 15 minutes, elle peut savoir si la personne est infectée par le parasite Plasmodium. Le test est négatif. Dara est soulagé. “Je suis heureux, je vais pouvoir retourner en forêt sereinement”, dit-il avec un grand sourire.
Heak prend également le temps d’inspecter les moustiquaires imprégnées et contrôle la température de tous les membres de la famille. Elle ne doit laisser passer aucun cas. Dans cette zone, chaque villageois potentiellement malade représente une bombe à retardement qui pourrait empêcher l’éradication de la malaria.
"Grâce à ce programme la vie s’est nettement améliorée dans le village. L’année dernière, il n’y a eu que cinq cas de malaria
dans le village, et il n'y a eu aucun décès. Les villageois sont très reconnaissants et ils me font confiance. Cela me rend particulièrement fière et heureuse de pouvoir aider ma communauté."
La vie de Heak s’est aussi nettement améliorée. Ses enfants et ses parents ne souffrent plus de la malaria, ses revenus ont augmenté et elle n’a presque plus besoin de travailler dans les champs. “Je me sens forte et utile. Ce travail c’est toute ma vie et j’en suis extrêmement fière”.
Alexandra Combe et Nathalie Heydel
Ce reportage a été réalisé avec le soutien d’une bourse de l’European Journalism Centre, dans le cadre de l'appel mondial pour la sécurité sanitaire. Ce programme est soutenu par la Fondation Bill & Melinda Gates.