Être payé pour rêver

C'est une application inattendue de l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle. En stimulant durant notre sommeil les zones cérébrales associées à certains souvenirs, il est possible de faire ressurgir ceux-ci dans nos rêves. Dans le cadre d'un partenariat avec un géant des boissons gazeuses, un laboratoire brestois lance ce mois-ci sur le marché e-Dræm®, un dispositif destiné à incorporer à nos songes divers produits de consommation sous un jour positif. Les utilisateurs pourront être rémunérés jusqu'à 30 centimes d'euros par rêve.

La rédaction d'Allo Docteurs
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Rédigé le , mis à jour le
e-Dræm® utilise des casques d'interface neuronale Epoc® (Emotiv)
e-Dræm® utilise des casques d'interface neuronale Epoc® (Emotiv)

Comment Brest a damé le pion à Kyōto et Berkeley

Fin 2008, des chercheurs d'un laboratoire de Kyōto annonçaient dans la revue Neuron avoir programmé un logiciel capable d'associer la mesure des variations du débit sanguin dans le cortex visuel d'individus percevant des images fixes... avec ces mêmes images. Leurs ordinateurs reliés à des scanners pouvaient ainsi "voir" ce que les participants de l'étude étaient en train de voir, et transmettre à un écran une représentation sommaire de cette perception, en basse résolution (vidéo ci-dessous).

Fin 2011, des chercheurs de Berkeley ont poussé l'expérience plus loin, en compilant des mesures de flux sanguin réalisées au cours du visionnage de centaines de vidéos. Dans un second temps, ils ont fait visualiser plusieurs séquences inédites à trois volontaires. En analysant le flux sanguin associé, l'ordinateur a produit une synthèse graphique des vidéos initiales, pour proposer une approximation des images perçues (extraits ci-dessous).


Exemple des compositions générées.

Les chercheurs de Kyōto ne restèrent pas longtemps hors course : en 2013, ils présentaient dans la revue Science de nouvelles images, qui renvoyaient non plus à des perceptions directes, mais correspondaient aux pensées de volontaires endormis. Le décodage restait encore très sommaire (voir vidéo ci-dessous) et, à défaut de réellement "lire les rêves", on pouvait tout au moins savoir que le volontaire "rêvait d'une personne" ou "se déplaçait dans un environnement familier".

La riposte ne tarda pas à venir de Berkeley : en mars 2014, une nouvelle équipe de chercheurs publia des résultats saisissants dans la revue NeuroImage. Leurs travaux ont porté sur la perception de photographies de visages. Leur objectif : reconstruire ces portraits en utilisant non pas des mesures réalisées dans le cortex visuel, mais dans toutes les autres parties du cerveau. Les visages reconstruits par l'ordinateur sont d'une définition proprement stupéfiante.


Source : Neural portraits of perception: Reconstructing face images from evoked brain activity. A.S. Cowen et coll. Neuroimage, 2014. doi:10.1016/j.neuroimage.2014.03.018

Stimulation transcrânienne magnétique

Mais si l'activité cérébrale liée à nos perceptions peut être recueillie et décodée en laboratoire, l’opération inverse est également possible : par stimulation magnétique de certaines zones du cortex, des sensations anciennes peuvent être transitoirement ravivées chez des volontaires. Partant de ce constat, des chercheurs de l’unité de neurobiologie du GMAP de Brest, sur la base d’un partenariat avec un industriel de l’agro-alimentaire, ont réalisé une expérience audacieuse. Dans un premier temps, il s’agissait d’identifier chez douze volontaires les zones qui s’activaient lors de la consommation de leur boisson gazeuse favorite. Puis, durant une phase de repos, de stimuler ces mêmes zones durant les phases dites de "sommeil paradoxal", là où surgissent les rêves.

L’expérience a été menée en simple aveugle, les participants ignorant au cours des phases de tests si la stimulation sensorielle était ou non réalisée. Pour un tiers, l’impulsion préenregistrée était diffusée, pour un second tiers, il s’agissait d’une impulsion "neutre" (ou "bruit blanc"), tandis que le dernier tiers portait le casque dans son sommeil sans recevoir aucune impulsion.

Les résultats obtenus furent sans appel : durant les jours qui ont suivi cette expérience, la consommation de boisson gazeuse du groupe réellement stimulé a été supérieure de 78% comparée à celle des deux autres groupes témoins.

Opérationnel pour dix biens de consommation courants

Fort de ces résultats, l’expérience a été réitérée avec huit autres produits de consommation courante : barres chocolatées, parfum, automobiles, boissons alcoolisées (bière et une marque d’alcool fort), viande, poisson, légume mal-aimé (choux de Bruxelles) et gâteaux apéritifs. Des résultats analogues ont été observés.

"Il faut bien comprendre que nous ne pouvons pas faire apparaître une marque inconnue dans les rêves des participants", souligne Goulven Lazhetaer, co-auteur de ces travaux. "Le procédé ravive des sensations préexistantes, et les intègre dans un cadre cohérent au cours du rêve, ou du cauchemar. Si vous rêvez que vous êtes poursuivi par un lion, l’hélicoptère qui viendra soudain à votre rescousse [1] apparaîtra aux couleurs de votre marque de boisson préférée, et non celle d’un concurrent. Les participants à notre programme doivent donc préciser par questionnaire quels sont leurs produits favoris, afin que nous puissions négocier avec les marques concernées une somme allouée à chaque rêve ainsi stimulé".

Une société commerciale, e-Dræm [2], a en effet été créée pour exploiter le procédé à bon escient. Pour une caution d’une centaine d’euros, tout un chacun peut désormais recevoir un casque de stimulation transcrânienne, et télécharger au jour le jour des sensations à intégrer, ou non, à ses rêves. "Aucun participant n’est obligé d’utiliser notre appareil", insiste Renaud Peskebrel, coordinateur du programme de recherche. "Mais pour chaque rêve stimulé, jusqu’à 30 centimes sont reversés sur son compte personnel. À raison de trois à quatre rêves stimulés chaque nuit, on parle d’un complément de revenu individuel de près de 400 euros sur une année, ce qui est loin d’être dérisoire pour des foyers dans le besoin".

Les effets secondaires liés à l’utilisation du dispositif sont présentés comme négligeables, dès lors que l’utilisateur ne dépasse pas le temps d’exposition recommandé de neuf heures quotidiennes [3].

"Une ubérisation des esprits" ?

Suite à l’annonce du laboratoire brestois, le Centre Français de Neuroéthique a exprimé ses réserves quant à cette démarche : "Nous mettons en garde depuis plusieurs années contre le risque de telles dérives", nous confie un responsable du CFN. "De nombreuses voix s’élèveraient déjà contre une “ubérisation des esprits” : là, on est en plein dedans. Il s’agit de rentabiliser au maximum le temps d’activité de chacun, de ne plus laisser à l’homme aucun repos."

Un argumentaire que réfute point par point Renaud Peskebrel : "Ce que nous faisons est bien plus éthique que ce qui se pratique déjà partout ailleurs. Regardez la presse : ouvrez n’importe quel magazine ; sur presque toutes les pages de droite, celles qui apparaissent en premier lorsque vous feuilletez la revue : une publicité. Vous pensez acheter de l’information, mais vous vendez votre attention aux annonceurs du magazine. C’est déjà vous le produit. Le processus est inexorable : dans la presse d’information, la mode est désormais au native advertising, des campagnes publicitaires savamment déguisées en article de presse. Des études montrent que plus de deux tiers des lecteurs sont incapables de faire la différence entre un publi-reportage et une vraie enquête. Dans tous ces exemples : le client paie pour voir de la publicité, à son insu. Notre modèle n’a rien d’insidieux : chacun choisit, en pleine conscience, de louer son cerveau à une marque aimée, et est payé pour cela."

"Ce que nous proposons aujourd’hui", conclut-il, "est simplement la version 2.0 de ce que formalisait il y a quelques années, avec une saine objectivité, l’ancien patron de TF1, Patrick Le Lay, lorsqu’il parlait de commercialiser du temps de cerveau disponible [4]."

F.B.

Étude de référence : Implementation of positive feelings related to familiar brands through transcranial magnetic stimulation and related changes in purchasing behavior. Goulven Lazhetaer, Renaud Peskebrel et coll. Mind Control Review, April 1st 2016. doi: 10.1073/mcr.1216256110


[1] Environ 80% stimulations réalisées sont positives, selon les coordinateurs du projet. Si la marque est intégrée dans un contexte défavorable (pluie de canettes, monstre crachant du soda, etc.), l’utilisateur du casque est payé par la société commerciale qui exploite e-Dræm®. L’annonceur, lui, n’est pas facturé.

[2] e-Dræm est l’anagramme de l’acronyme de la dénomination initiale du projet, Magnetic Enhanced Reprocessing and Decoding Emotions.

[3] "Pour les gros dormeurs, il est conseillé d’installer le plugin qui désactive automatiquement l’appareil au bout de neuf heures", nous précise Goulven Lazhetaer. "Au-delà de ce temps d’utilisation, nous avons constaté quelques effets secondaires gênants : céphalées modérées, thrombasthénie (saignements de nez continus), tachycardie, pertes de conscience, nausées, vomissements, perte transitoire de la vue et du sens critique, modification du goût (sensation de bois fumé dans la bouche) ou de la proprioception (sensation d’arêtes dans la gorge). Aucune de ces manifestations ne persiste toutefois plus de trois semaines".

[4] Dans un ouvrage d’entretien, l’homme d’affaire résumait en effet son travail en ces termes : "[Notre métier], c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit […]. Pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible […]. Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité." Cité dans Les dirigeants face au changement (Éditions du Huitième jour, 2004).