Les enfants, victimes collatérales des violences conjugales

Des années de violences conjugales, physiques, psychologiques et parfois sexuelles, sont à l'origine de traumatismes profonds chez les enfants. C'est l'histoire d'Isabelle et Muriel. Aujourd'hui, elles témoignent pour alerter sur la nécessité d'une prise en charge spécialisée.

Héloïse Rambert
Rédigé le
Les enfants, victimes collatérales des violences conjugales

Que plus aucun enfant ne soit jamais laissé seul face à des parents violents entre eux, ou dans des cas extrêmes mais pas si rares, face au meurtre de l'un par l'autre. C'est le cri de deux soeurs, Isabelle et Muriel. Aujourd'hui, à plus de 53 ans, elles ont le sentiment d'être toujours prisonnières du cauchemar de leur enfance.

Ce dimanche d’août 1984, Isabelle et Muriel perdent leurs deux parents. Jumelles, les deux soeurs ont 19 ans lorsque leur père assassine leur mère dans le salon familial avant de se donner la mort. Ce drame est, pour leur mère comme pour elles-mêmes, l’issue redoutée d’années de violences conjugales exercées par leur père.

Une famille rongée par la violence

Durant l’enfance et l’adolescence des jumelles, la police se rend chaque semaine au domicile de la famille, alertée par des voisins affolés par les cris et le bruit d’objets brisés. “Nous avons grandi, avec nos deux frères aînés, dans une grande violence, auprès d’un père perturbé, jaloux et paranoïaque”, raconte Isabelle, aujourd’hui âgé de 53 ans. La mère est la principale cible de cette violence. “Notre maman était une femme soumise à beaucoup d’interdits et battue”, poursuit-elle. Très jeunes, Isabelle et Muriel ne voient pas ce que subit leur mère. Mais, vers l’âge de sept ans, elles commencent à assister à des scènes “horribles”. Le père ne cherche pas à préserver ses enfants et frappe sous leurs yeux. “Il ne faisait absolument pas attention à nous. Que l’on ait peur ou non l’indifférait complètement. On le suppliait d’arrêter, mais rien n’y faisait”, se remémore Isabelle, qui ne peut retenir ses larmes à l’évocation de ces souvenirs. Tout n’est qu’angoisse dans la vie des enfants. Même quand le père est absent. “Le week-end, il sortait en discothèque. Je nous revois l’attendre dans nos petites chemises de nuit, sans pouvoir trouver le sommeil. Nous savions qu’il allait revenir alcoolisé et que tout recommencerait.”

La vie dans la peur de la mort

Les enfants savent que la mort rôde autour de leur mère. “Il a failli la tuer à maintes reprises. En grandissant, nous avions toujours peur de la laisser toute seule. Nous craignions qu’il profite de notre absence pour la rouer de coups”, raconte Isabelle. “Un jour, nous sommes revenues de la fête de l’école. Quand elle nous a ouvert la porte, j’ai eu un choc : il  avait essayé de l’étrangler et elle avait le visage tout tuméfié. Je ne pourrai jamais oublier la couleur qu’elle avait.” La mère sait aussi que sa vie est menacée. “Elle nous avait fait promettre de nous enfuir s'il la tuait”, ajoute Muriel. Lorsque ses filles deviennent adolescentes, elle demande le divorce, ce qui le rend plus menaçant que jamais. “Je l’ai entendu lui dire des horreurs. Que si elle partait, il la retrouverait et lui ferait exploser la cervelle. Elle n’a de toute façon pas trouvé le moyen de partir avec quatre enfants”, constate sa soeur.

“Elle gisait dans une mare de sang, le combiné du téléphone à la main”

Le jour du meurtre, seule Muriel est présente au domicile familial. “Avec maman, nous étions allées rendre visite à une de ses soeurs. A notre retour, il était là, bizarrement calme. J’ai senti que quelque chose n’était pas normal”, explique-t-elle. Un peu plus tard dans la soirée, depuis sa chambre, elle entend sa mère parler au téléphone. Elle apprendra plus tard qu’elle appelait la police. La conversation est interrompue par un bruit sourd qui lui fait “extrêmement peur”. Elle se dirige vers le séjour. “J’ai trouvé ma mère dans une mare de sang. Elle tenait encore le combiné du téléphone dans sa main.” Le mari s’enfuit et se suicide près du garage. Isabelle, en week-end avec son petit ami de l’époque, n’apprendra ce qui s’est passé que le lendemain.

Suite au drame, aucune prise en charge n’est proposée à la fratrie, ce qui met toujours Isabelle “en colère”, 34 ans après. “Nous avons été abandonnées à nous-mêmes alors que des cellules psychologiques peuvent être mises en place, par exemple pour les personnes victimes d’attentats.” Comble de la douleur pour les deux soeurs : la famille qui leur restait s’est complètement détournée d’elles. Bien que majeures au moment de la perte de leurs parents, elles expriment toutes deux un immense regret de ne pas avoir été entourées par leurs proches. “Nos oncles et tantes ont fait leur bonne action en nous accueillant quelques jours et puis c’est tout”, souffle Isabelle, toujours éprouvée. “Nous avons crevé de solitude”, ajoute sa soeur, la voix étranglée.

Troubles obsessionnels compulsifs, crises d’angoisse, alcoolisme…

Les années passant, les deux jumelles s’enfoncent dans le mal-être. Elles développent des problèmes de santé différents mais évoquent la même vie de douleur et d’isolement. Isabelle développe des “troubles obsessionnels compulsifs qui n’ont eu de cesse de s’aggraver”, jusqu’à une récente amélioration. “Je mettais de heures à faire ma toilette, comme si j’avais besoin de me purifier.” Elle souffre d’angoisses, en particulier au volant, d’agoraphobie, de cauchemars dans lesquels “son père n’est pas mort et réapparaît ”, et d’anorexie-boulimie. Muriel se réfugie dans l’alcool dès ses 16 ans. “Je ne mangeais plus et je buvais du cognac avant d’aller au lycée. Personne ne l’a vu.” Elle est aussi paralysée par une phobie sociale extrêmement sévère. “Jusqu’à 25 ans, je n’ai rien pu faire de ma vie”, se désole-t-elle. Toutes deux font des tentatives de suicide et décrivent un suivi psychiatrique en pointillés, pas toujours structuré, parfois freiné par les coûts des soins. Leurs deux frères aînés sont quant à eux dans un refus complet de soins et font preuve de violences physiques ou verbales envers elles.

Traumatismes chroniques

Longtemps considérées comme le problème du seul couple parental, il est maintenant clair que les violences conjugales affectent les enfants qui en sont témoins. “Nous savons depuis quelques années que les enfants sont les autres victimes de la violence exercée sur leur mère, même s’ils ne sont ni frappés ni menacés par le père, explique le Pr Thierry Baubet, psychiatre de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital Avicenne (APHP), spécialiste des psychotraumatismes et co-auteur de “Dis, c'est comment quand on est mort ? : Accompagner l'enfant sur le chemin du chagrin”. La violence que les parents exercent l’un envers l’autre a un effet traumatique et engendre de véritables blessures psychiques.” Les dégâts psychiques causés chez les enfants par les violences conjugales à répétition et le meurtre de leur mère par leur père, tout aussi dévastateur, sont pourtant à distinguer. Les premières créent des traumatismes chroniques. “Lorsque les épisodes traumatiques se répètent, l’enfant sait que la violence va recommencer et pense qu’il ne peut rien y faire. Il se sent abandonné et impuissant. C’est ce qui se passe dans l’inceste, la guerre, mais aussi les violences conjugales”, continue le Pr Baubet. Ces violences génèrent des troubles post-traumatiques spécifiques et plus complexes que ceux qui surviennent après un événement unique. “Les enfants qui y sont exposés vont être gênés dans leur développement, dans toutes les tâches qu’ils ont à accomplir pour grandir, des grands apprentissages à l’émergence de la sexualité, explique le psychiatre. Nous voyons ensuite des adolescents et adultes avec des tableaux psychologiques relativement graves, même si la mère n’a pas été tuée. Ces violences donnent lieu à plus de problèmes de mémoire, de mauvaise estime de soi, de difficultés avec les autres, plus de dépression, d’anxiété associée et parfois des complications comme les addictions et les conduites suicidaires."

L’impossible deuil de l’enfant

L’assassinat de la mère sous les yeux de l’enfant est aussi dévastateur. “Le drame associe le traumatisme - la vision d’un évènement d’une horreur insupportable - et la perte irrémédiable. C’est d’autant plus inconcevable pour le jeune enfant ou adolescent que la personne qui en est à l’origine est celle qui aurait dû protéger la mère et les enfants”, rappelle le Pr Baubet. La mort de la mère confronte l’enfant au deuil, ce qui n’est pas sans conséquences. “Quelle qu’en soit la raison, la perte d’un parent dans l’enfance multiplie le risque suicidaire pendant toute la vie. Plus elle survient tôt, plus il est compliqué pour le petit de faire ce deuil. Les plus jeunes n’ont pas l’équipement cognitif et affectif pour le faire.”

Un protocole de soin expérimental pour les enfants témoins de l’assassinat de leur mère

Après le féminicide, l’enfant et la famille n’ont bien souvent plus envie de parler de ce qu’il s’est passé. Le choc, le chagrin et la douleur sont tels qu’il est rare que des soins soient entrepris à ce moment-là. “Il y a cependant une “fenêtre” pour parler avec l’enfant avant qu’il ne se referme sur sa douleur”, assure le Pr Baubet. Depuis deux ans, un protocole expérimental de soins a été mis en place en Seine-Saint-Denis, à l‘hôpital Robert Ballanger d'Aulnay-sous-bois. “Immédiatement après l’assassinat, il est pris en charge en pédiatrie pendant quelques jours pour évaluer l’impact traumatique. Le travail est mené en coopération avec les pédopsychiatres et les services de protection de l'enfance (ASE). Puis, vient le temps de voir qui va pouvoir s’occuper de lui. Les proches survivants font face, eux aussi, à de grandes difficultés. Enfin, un suivi à long terme est instauré pour l’enfant et sa famille, en coordination avec un service proche du domicile.” Si le protocole est encore unique en son genre en France, dix centres de soin des psychotraumatismes ouvriront l’année prochaine pour renforcer l’offre de soins.

Pour Isabelle et Muriel, qui n’ont bénéficié d’aucun soutien spécifique, l’amertume est grande. “Si on nous avait tendu la main, si nous avions bénéficié d’une aide des services sociaux, même si nous étions majeures, notre vie aurait été totalement différente, assure Muriel. En ce qui me concerne, j’ai raté ma vie de A à Z.” Même conviction chez sa jumelle. “Prendre soin des enfants qui ont vécu dans la terreur, ça change tout”, résume Isabelle. En psychothérapie, il n’est cependant jamais trop tard pour agir, comme le rappelle le Pr Baubet. “Avec des soins tardifs, il est possible d’améliorer une partie des symptômes, même si le chagrin et la colère seront toujours là. On peut rendre la vie plus vivable.”