Effets "cocktail" : le défi scientifique des interactions chimiques inattendues

Certaines substances chimiques qui, prises isolément, sont inoffensives à faibles doses, s'avèrent néfastes dès lors qu’elles interagissent : c'est "l’effet cocktail". Or, les seuils de toxicité aujourd'hui établis ne prennent pas en compte les innombrables interactions potentielles… L'identification de ces effets conjugués inattendus constitue un défi scientifique majeur, les mécanismes en jeu se dévoilant au compte-goutte.

Florian Gouthière
Rédigé le , mis à jour le
Effets "cocktail" : le défi scientifique des interactions chimiques inattendues

Certains mélanges chimiques sont notoirement dangereux, et dûment recensés dans des notices de sécurité à disposition des professionnels. Mais toutes les associations n’ont pas - et ne peuvent probablement pas - été testées, et leurs conséquences ne sautent pas immédiatement aux yeux. Comment imaginer que quelques milligrammes d’un composé utilisé comme fongicide entrera un jour en contact d’une molécule anticancéreuse ? Et comment anticiper que leur interaction avec les récepteurs d’un certain type de cellule, niché au plus profond de notre organisme, entraînera des réactions biologiques délétères ?

Les expériences, in vitro et in vivo, doivent mettre en jeu des concentrations parfois très faibles de produits chimiques, et les chercheurs doivent pouvoir détecter les effets biologiques éventuels non seulement sur le court, mais aussi sur le moyen et le long terme.

Un champ de recherche entièrement nouveau nait de la prise de conscience des "effets cocktails". Des disciplines très variées sont appelées à collaborer entre elles pour concevoir les protocoles de tests et analyser les résultats. Il faut des toxicologues, des spécialistes de la chimie moléculaire, des épidémiologistes[1], des biologistes, capables de comprendre le parcours d’une molécule dans un organisme…

Seuils de toxicité abaissés

Depuis quelques années, les découvertes d’effets "cocktail" relatifs à des produits auxquels nous sommes couramment exposés se sont multipliées. Parmi les nombreux phénomènes constatés : l’abaissement des seuils de toxicité.

L'Institut national de recherche agronomique (Inra) a ainsi démontré mi-2013 qu’en mettant dans la même fiole deux pesticides génotoxiques (susceptibles d’endommager l’ADN) avec trois pesticides non-génotoxiques, le mélange s’avérait dangereux à des seuils sept fois inférieurs à ceux établis pour les deux premiers produits considérés isolément…

Des effets "cocktail" sans interaction directe

De tels constats sont précieux, mais les chercheurs ambitionnent de comprendre les mécanismes précis par lesquels l’inoffensif passe à l’offensive.

L'effet cocktail ne nécessite pas toujours que les substances chimiques se rencontrent dans l’organisme. Des molécules peuvent indépendamment fragiliser de façon superficielle un édifice cellulaire, et déclencher des catastrophes en bout de chaîne. Mi-2015, une équipe de 174 experts en biochimie et en cancérologie a publié une liste de 50 substances "non-cancérogènes" courantes, susceptibles d’interagir à des doses infimes avec des mécanismes intracellulaires fragiles et distincts, et contribuant potentiellement "à produire des synergies cancérogènes".

Quand des molécules favorisent mutuellement leur arrimage aux cellules

Ce 3 septembre 2015, dans la revue Nature Communication[2], des chercheurs montpelliérains ont mis en évidence (in vitro) un mécanisme "cocktail" inédit. Après avoir passé au crible une cinquantaine de molécules (pesticides, médicaments…), en testant 780 combinaisons, ils ont observé une démultiplication des effets pour deux d’entre elles. Les deux substances en question étaient un œstrogène, l’éthinylestradiol (un des composants actifs des pilules contraceptives) et un pesticide organochlorés, le trans-nonachlor. "Bien que très faiblement actifs par eux-mêmes [à faibles doses avec les cellules], ils ont la capacité de se fixer simultanément à un récepteur situé dans le noyau des cellules et de l’activer de façon synergique", expliquent les scientifiques dans un communiqué.

"La fixation [de la première substance] favorise la liaison [de la seconde]", nous précise William Bourguet, coordinateur de l’étude. "Lorsqu’ils sont utilisés ensemble, les deux composés se stabilisent mutuellement dans la poche de liaison du récepteur". L’activité des deux molécules combinées est alors "entre 10 et 50 fois plus forte" que les mêmes considérées isolément.

"Jusqu’à maintenant, on ne savait pas tester le phénomène, car on ne connaissait pas le mécanisme. Maintenant, on connaît [l’un des mécanismes] qui peut induire ces effet cocktail, et on va pouvoir le tester en laboratoire [avec d’autres molécules, notamment des médicaments]."

Les résultats obtenus in vitro doivent encore être confirmés in vivo. Si les conclusions sont positives, les chercheurs montpelliérains envisagent de tester prochainement 1.600 médicaments courants, afin d’établir si le phénomène mis en évidence avec l’éthinylestradiol et le trans-nonachlor survient également.

Interview de William Bourguet. Propos recueillis par Alexandra Combe. (Crédits : le Magazine de la Santé / Allodocteurs.fr)

 

 


[1] En France, l’Anses mène depuis 2009 le projet Périclès, avec pour objectif "de développer des méthodes pour déterminer les principaux mélanges de pesticides auxquels la population française est réellement exposée via son alimentation", et d’appréhender "les effets combinés potentiels des substances en mélange".

[2] Synergistic activation of human pregnane X receptor by binary cocktails of pharmaceutical and environmental compounds. V. Delfosse, W. Bourguet et coll. Nature Communication http://dx.doi.org/10.1038/ncomms9089

"L'approche d’évaluation des risques « substance par substance » [est désormais] jugée insuffisante [par les experts] pour évaluer les effets combinés des substances", constataient les agences sanitaires française, allemande et danoise, à l’occasion d’une conférence internationale sur l’enjeu sanitaire de "l’effet cocktail", tenue à Paris fin 2013.

"En particulier pour les perturbateurs endocriniens, cette approche [ne protège pas] suffisamment la population contre les effets éventuels des mélanges de substances chimiques".