Le lobby du sel, un lobby très puissant

Le lobbying, c'est travailler en coulisses, tenter de faire pression, d'influencer les pouvoirs publics et plus concrètement la réglementation. Et le sel n'échappe pas à la règle. Alors que toutes les études depuis 20 ans montrent que manger trop salé est mauvais pour notre santé, l'excès de sel augmentant notamment le risque de maladies cardiovasculaires, il y a toujours autant de sel dans notre alimentation. Pour quelles raisons ? Les explications avec Rudy Bancquart.

Rudy Bancquart
Rédigé le , mis à jour le
Chronique de Rudy Bancquart, du 3 octobre 2013
Chronique de Rudy Bancquart, du 3 octobre 2013

Chacun d'entre nous ingère en moyenne quatre kilos de sel par an, soit près de deux fois la dose limite fixée par l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Mais la salière n'est pas à mettre au banc des accusés : 80% du sel que nous avalons est pré-incorporé dans les aliments par l'industrie agroalimentaire le plus souvent à notre insu.

Pourquoi les industriels mettent-ils autant de sel ?

Si les industriels ont la main leste, c'est parce que chaque pincée rajoutée vaut de l'or. Depuis la généralisation de la chaîne du froid, le sel ne sert quasiment plus à conserver les aliments, mais on lui a découvert d'autres vertus. Grâce à sa faculté de rétention d'eau, le chlorure de sodium augmente artificiellement le poids d'un certain nombre de produits, et en conséquence leur prix de vente au kilo (exemple le saumon).

Le sel est aussi utilisé comme exhausteur de goût, pas cher, qui masque la fadeur d'un certain nombre d'aliments industriels bas de gamme. Et tout le monde en a fait l'expérience, lorsqu'on commence à mettre la main dans un sachet de biscuits salés, on a beaucoup de mal à s'arrêter. C'est ce que l'on appelle le syndrome du biscuit apéritif. Plus on consomme de sel, plus on est accro aux produits salés. Enfin le sel a un pouvoir assoiffant, il permet aussi de vendre des boissons en tout genre.

Peut-on contraindre les industriels à mettre moins de sel ?

S'attaquer aux lobbies de l'agroalimentaire n'est pas si simple. En France, le secteur de l'agroalimentaire est la première activité du pays, mais aussi la première activité exportatrice de France, qui propose 10.000 emplois par an. Mais c'est aussi le première industrie européenne par son chiffre d'affaires et ces arguments pèsent dans la balance auprès des politiques.

Les Britanniques ont essayé de réagir au début des années 90. Le ministère de la Santé britannique avait décidé d'abaisser progressivement la teneur en sel des aliments. Des experts anglais ont été mandatés dont Graham MacGregor, réputé mondialement dans la médecine cardiovasculaire. Ils ont voulu négocier avec les industriels pour baisser la teneur en sel de 4 à 5 grammes. Mais les lobbies agroalimentaires ont refusé cette politique et vont même vigoureusement réagir en utilisant une stratégie bien connue des lobbyistes qui a déjà fait ses preuves notamment pour le tabac. Le principe est de mettre en doute les études démontrant la nocivité de l'excès de sel. Il faut faire croire qu'il y a un débat dans la communauté scientifique sur la relation sel-hypertension et les maladies cardiovasculaires.

Le tout est orchestré de façon masquée par deux professeurs en cardiologie, l'un agissant pour le compte de la Fédération de l'alimentation et des boissons, tandis que l'autre était le consultant médical d'un mastodonte de l'agroalimentaire, United Biscuits. En semant le doute, les lobbies ont réussi à les discréditer au point que le groupe d'experts sera dissous après trois ans d'existence en 1994. Et enfin, pour bien faire passer le message, cette firme est allée jusqu'à supprimer ses dons au Parti conservateur alors au pouvoir.

Excès de sel : le rapport accablant de Pierre Meneton

En France, l'alerte sur l'excès de sel a été lancée par Pierre Meneton, un chercheur de l'Inserm. Selon lui, l'excès de chlorure de sodium serait responsable chaque année en France d'au moins 75.000 accidents cardiovasculaires, dont 25.000 décès. De tels propos auraient dû faire réagir mais son histoire est effarante.

Pierre Meneton est spécialiste en physiologie rénale. En 2000, il rend un rapport accablant sur les conséquences de la surconsommation de sel en France. Dans un premier temps, son alerte n'est pas entendue. Et pour cause, la personne chargée de ces questions à l'Agence de sécurité des aliments en 2001 n'est autre qu'un néphrologue conseiller depuis 20 ans pour le lobby du sel : Tilman Drueke qui a produit de nombreuses études montrant l'innocuité de l'excès de sel.

En 1999, il déclarait d'ailleurs qu'il n'y avait "pas de raison de limiter la consommation dans la population générale (…) plusieurs analyses scientifiques l'ayant confirmé récemment". Mais Pierre Meneton a tenu bon et son alerte aboutira. Il va continuer à dénoncer l'excès de sel dans les médias. Seulement en 2006, il est attaqué en diffamation par le Comité des salines de France (ceux qui fournissent l'agroalimentaire en sel industriel) pour cette phrase : "Le lobby des producteurs de sel et du secteur agroalimentaire [...] désinforme les professionnels de la santé et les médias". Après trois ans d'une longue bataille juridique, Pierre Meneton gagne son procès.

Le pouvoir politique paralysé face aux lobbies du sel

Le lobby du sel est très puissant. Suite à ces alertes et ces différentes études, les autorités sanitaires françaises ont réagi. En 2001, le ministère de la Santé a lancé le programme national de nutrition santé. Il prévoit un volet sur le sel. Parmi les mesures, il y a ce message sanitaire sur les publicités vantant des produits transformés.

L'autre grande mesure de ce plan est une charte d'engagement : si les entreprises baissent la teneur en sel dans leurs aliments, elles pourront en contrepartie utiliser une phrase sur leur emballage et leurs publicités : "entreprise engagée dans une démarche de progrès nutritionnel encouragée par l'Etat".

Résultat : la teneur en sel a baissé mais on est encore loin des objectifs de 7 grammes par jour. Alors en novembre 2012, l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation a mis en cause cette stratégie incitative et a demandé expressément aux législateurs de réglementer, en clair de contraindre les industriels. On a l'impression dans cette affaire que le pouvoir politique est paralysé. Pourtant on sait que l'excès de sel est dangereux.

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