Comment l'industrie du sucre a manipulé la recherche sur les maladies cardiovasculaires

Au milieu des années 1960, l'industrie sucrière nord-américaine a corrompu des scientifiques pour que ceux-ci minimisent les liens entre consommation de sucre et maladies cardiovasculaires, selon des documents inédits dévoilés dans la revue JAMA Internal Medicine.

Florian Gouthière
Rédigé le , mis à jour le
Financer la première méta-analyse sur le rôle du sucre dans les maladies cardiovasculaires fut une manœuvre très habile de la part de l'industrie sucrière.
Financer la première méta-analyse sur le rôle du sucre dans les maladies cardiovasculaires fut une manœuvre très habile de la part de l'industrie sucrière.

Les documents exhumés par des chercheurs de l'Université de Californie sont édifiants. Ils consistent en de nombreux échanges tenus, au cours de l’année 1964, entre John Hickson - un haut dirigeant de l'industrie du sucre - et ses homologues de diverses entreprises, en vue de convaincre l'opinion publique de l’innocuité de leurs marchandises.

Depuis près d’une décennie, des travaux scientifiques faisaient émerger l’hypothèse d’une relation entre un régime riche en sucre et maladies cardiovasculaires. D'autres recherches étaient menées sur le rôle des graisses saturées et de l'influence du cholestérol sur ces maladies. Hickson propose de financer des "recherches" conçues pour discréditer la validité des études incriminant le sucre.

Pour une poignée de dollars...

L'article du JAMA Internal Medicine montre comment John Hickson a commandé à plusieurs chercheurs de Harvard une analyse de la littérature scientifique destinée à ridiculiser l'hypothèse du sucre mauvais pour le cœur. Il leur distribue une enveloppe de 6.500 dollars (équivalents à environ 50.000 dollars en 2016, compte tenu de l’inflation), ainsi qu'une présélection des études à invalider. Sans faux semblant, il explique que le travail qu’ils signeront doit dédouaner le sucre de tout crime cardiovasculaire

Ses interlocuteurs le rassurent : "bien conscients des intérêts [en jeu]", ils promettent de faire "tout leur possible". Les chercheurs transmettent leurs ébauches à Hickson, qui applaudit le résultat. Sous leur plume, les preuves contre le sucre apparaissent bien fragiles, les graisses saturées se révélant le responsable le plus logique des maladies cardiaques. "Ceci est tout à fait ce que nous avions à l'esprit", se réjouit Hickson.

L'étude fantoche, publiée en 1967 dans le prestigieux New England Journal of Medicine, marque les esprits. Convaincue qu'il s'agit d'un cul-de-sac, la communauté scientifique délaisse l’hypothèse "sucre", et concentre ses efforts ailleurs.

Une manœuvre très intelligente

Cette manœuvre "a réussi à faire dérailler la discussion sur le sucre pendant des décennies", commente Stanton Glantz, co-auteur de l'article du JAMA Internal Medicine. Il juge celle-ci "très intelligente de la part des industriels", soulignant que "les synthèses d’études - surtout si vous parvenez à les faire publier dans une revue très importante - ont tendance à façonner l’ensemble de la discussion scientifique [sur le sujet]".

Dans un communiqué répondant à l’article du JAMA, la Sugar Association des États-Unis a souligné que la méta-analyse avait été publiée à une époque où les déclarations de liens d’intérêts n’étaient pas exigées par les revues scientifiques. Avec un cynisme consommé, elle note qu’elle aurait effectivement "pu faire preuve de plus transparence" à l’époque. Elle souligne enfin que les données scientifiques aujourd’hui disponibles "confirment que le sucre n’est pas le responsable unique des maladies cardiaques".

À les en croire, les industriels ne commettraient plus, de nos jours, de telles entorses à l’éthique. Pourtant, l’an passé, la presse nord-américaine révélait que les scientifiques membre du Global Energy Balance Network (GEBN), qui juraient leurs grands dieux que la consommation de boissons sucrées ne participait pas à l'épidémie d'obésité, étaient subventionnés par… l'entreprise Coca-Cola.