Irène Frachon : "les médecins ne peuvent plus accepter le soutien financier d'une société délinquante"

La pneumologue Irène Frachon, qui avait révélé en 2008 l’affaire du Mediator, a pris la tête d’une pétition où trente noms prestigieux s’associent contre le laboratoire Servier, qui rechigne à indemniser les victimes du Mediator. La médecin, qui appelle les médecins à refuser le sponsoring du laboratoire Servier et à une grande mobilisation citoyenne, nous explique les raisons de sa démarche.

La rédaction d'Allo Docteurs
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Rédigé le , mis à jour le
Entretien avec le Dr Irène Frachon, pneumologue
Entretien avec le Dr Irène Frachon, pneumologue

Pourquoi lancer aujourd'hui une telle pétition?

Irène Frachon : "Si le laboratoire Servier a toujours nié les accusations dont il faisait l’objet, depuis 2011 il avait néanmoins pris l’engagement public, à plusieurs reprises, d’indemniser les victimes reconnues du Mediator.

"Cinq ans après le dépôt des premières plaintes de victimes et quatre ans après la mise en place d'un processus d'indemnisation [mis en place le 4 août 2011] adossé à l'office national d'indemnisation des accidents médicaux, l'Oniam, nous ne pouvons que faire le constat d’un fiasco lié au comportement sans foi ni loi du groupe Servier. A ce jour environ 8.500 dossiers ont été reçus à l’Oniam, la moitié a été instruite et environ 1.300 avis d’indemnisation émis pour un réglement avec Servier et probablement 700 à 1.000 procédures ont été ouvertes par ailleurs devant les tribunaux civils. Mais aujourd'hui Servier revient clairement sur ses promesses d'indemnisation.

"Dans  toutes les demandes d’indemnisation au civil comme devant l’Oniam, le laboratoire n’hésite pas à contester intégralement les plaintes des patients qui reçoivent, interloqués, des dossiers de contestations d'au minimum 100 pages. Ces méthodes dénoncées par les associations de patients ont pour volonté de destabiliser les victimes, et ça marche ! Et au civil dans les cas, hélas rares, où des dossiers bien défendus par les avocats des victimes, déstabilisent le laboratoire, celui-ci, menacé de perdre, celui-ci transige alors systématiquement en négociant des accords à l’amiable.

"En l'échange d’indemnités qui, à ma connaissance, peuvent s’élever jusqu'à plusieurs centaines de milliers d’euros, les plaignants sont tenus au silence notamment sur les montants versés. Le laboratoire, lui, évite ainsi les condamnations et la mauvaise publicité car payer cher revient à reconnaître la gravité des lésions."

La création d'un fonds public d'indemnisation n'a-t-elle pas permis de mieux défendre les victimes ?

Irène Frachon : "La mise en place de l'Oniam, dont l’expertise et la saisie sont gratuites pour les victimes présumées, avait en effet pour but de simplifier et sécuriser leurs démarches. Elle permet notamment de limiter le risque financier que les plaignants prennent en déposant une plainte au tribunal civil. Or une démarche civile nécessite l’avance de frais face à une société disposant d’une vingtaine d’avocats dédiés à temps plein à l’affaire pour les contrer, faisant appel de tout jusqu'en cassation.

"A l'Oniam, où il y a une certaine transparence sur les transactions, les débuts ont été difficiles. Dans un premier temps les indemnisations obtenues par le collège d’experts ont été anormalement rares et sous-évaluées. Leurs faibles montants, jusqu’à dix fois inférieurs à ceux obtenus au civil, permettaient au labo d’en faire la publicité au rayon "c’est pas cher donc c’est pas grave". Mais depuis un an, les décisions sont plus sévères et la réaction de Servier ne s’est pas fait attendre.

"Depuis juin, et ce pour la première fois, le groupe refuse de verser des indemnisations correspondant aux barèmes de l’Oniam pour de mauvais pretextes. Pendant ce temps, le groupe continue de mener des opérations de sponsoring décomplexées auprès des médecins et des sociétés savantes. Servier verse sans compter aux médecins d’une main, et retient l’indemnisation des victimes de l’autre main. C’est cette indécence qui nous a poussés à appeler au réveil des médecins.

Quelle réaction attendez-vous de la part des médecins ?

Irène Frachon : "Nous n’appelons pas au boycott des médicaments, mais à cesser tout lien de sponsoring avec un groupe qui dépense des millions pour soudoyer la pensée médicale. Un labo qui défie la justice en enlisant les procédures pénales et l'Etat en faisant payer le contribuable à sa place.

"Les professionnels de santé doivent s’interroger sur la crédibilité d’un partenaire mis en examen pour des charges aussi lourdes que "tromperie aggravée et prise illégale d'intérêt" et "homicides involontaires" [le procès initialement prévu début 2015 est pour l’heure toujours reporté].

"Les sociétés savantes et les médecins ne peuvent plus accepter le soutien financier d’une société délinquante qui brutalise ses propres victimes ! C’est pourquoi nous appelons à une mobilisation des citoyens, des médecins et de l’ensemble des Français. Nous les invitons à signer le manifeste des 30 que nous avons co-signé avec d’autres médecins et membres de la société civile pour qu’ils deviennent rapidement le manifeste des 30 millions !"