"Face à la radicalisation, il faut des mesures d'exception"

Le ministre de l'Intérieur Gérard Collomb a multiplié les déclarations encourageant à une collaboration entre les services de lutte anti-terroriste et les psychiatres. Une idée que réfutent plusieurs professionnels mais qu'approuve, à certaines conditions, le Dr Serge Hefez, expert de ces questions.

La rédaction d'Allo Docteurs
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Certains psychiatres se sont insurgés contre les déclarations de Gérard Collomb.
Certains psychiatres se sont insurgés contre les déclarations de Gérard Collomb.

"Les psychiatres n'ont pas vocation à collaborer avec le ministère de l'Intérieur". Ferme, la tribune du psychiatre David Gourion publiée dans Le Monde rappelle que nombre de médecins sont hostiles aux idées avancées par Gérard Collomb. Celui-ci souhaitait vendredi 18 août 2017 que des "protocoles" soient mis en place pour mobiliser "l'ensemble des hôpitaux psychiatriques et des psychiatres libéraux de manière à essayer de parer à cette menace terroriste individuelle". Une proposition qui violerait le secret médical selon certains professionnels, et qui opérerait un dangereux mélange des genres entre répression d'un côté et traitement de l'autre.

Le Dr Serge Hefez est responsable de l'unité de thérapie familiale dans le service de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent à la Pitié-Salpêtrière et auteur de Je rêvais d'un autre monde (Ed. Stock), un livre sur la radicalisation sous-titré ainsi : "L'adolescence sous l'emprise de Daesh". Lui croit au contraire aux bénéfices d'un "protocole" de travail entre la justice et les médecins.

  • Que pensez-vous de l'affirmation de Gérard Collomb selon laquelle un tiers des personnes signalées pour radicalisation "présentent des troubles psychologiques" ?

Dr Serge Hefez : "Evidemment, les personnes radicalisées que je vois ont des profils psychiatriques, ce qui pourrait me faire penser que tous les terroristes ont des problèmes psychiatriques. Ce n'est pas le cas, mais la question de la psychiatrie va, à mon avis, se poser de plus en plus. Nous n'avons plus du tout les mêmes profils de terroristes aujourd'hui. Les jeunes qui se radicalisaient il y a trois ou quatre ans n'avaient pas de profil psychiatrique avéré. Ils étaient exaltés, en quête d'idéal, cherchant un sens à leur existence, parfois un peu dépressifs et ils trouvaient dans l'issue djihadiste une solution répondant à leurs interrogations internes. Ces jeunes étaient endoctrinés, via Internet ou via un réseau de pairs. Et ils rentraient petit à petit dans une autre logique, jusqu'à partir en Syrie. Le but était de les faire partir.

"Aujourd'hui, le but des recruteurs est de leur faire commettre des actes destructeurs le plus vite possible, sur place. Donc ça s'adresse à des profils beaucoup plus malléables, beaucoup plus fragiles, beaucoup plus paranos. Des gens déjà très perturbés contrairement aux premiers recrutés, et qui en très peu de temps vont pouvoir se convaincre que, pour trouver un sens à leur vie, ils devront foncer avec une voiture dans une foule. Ce sont des personnes psychiatriquement plus atteintes. Les premiers recrutés possédaient une fragilité psychologique, la même que beaucoup d'adolescents."

  • L'idée d'une collaboration avec le renseignement ou la justice vous semble donc judicieuse ?

Dr Serge Hefez : "Je pense qu'un protocole se justifie, pour éviter les dérapages. En tant que psychiatre qui s'occupe de jeunes radicalisés depuis un certain temps, je suis en permanence en rapport avec la justice. La question est de savoir comment s'articulent nos expertises et nos connaissances. Nous sommes garants de la confidentialité et de la vie privée de chacun mais en même temps on ne peut pas être sans rapport avec la justice qui va avoir à s'occuper de ces jeunes. Donc je préfère que les choses soient mises sur la table et qu'on réfléchisse à comment on les articule plutôt que ça se fasse au coup par coup selon le juge, le moment et le patient. Cela permettrait d'éviter les dérapages, dont la violation du secret médical.

"Pour l'instant, on est dans une étanchéité totale sur le plan des textes. Quand on s'occupe de jeunes, on ne sait pas s'ils sont fichés S ou pas. On ne sait pas quels sont leurs dossiers au niveau de la DGSI. De leur côté, à la DGSI, ils ne savent pas du tout quel est le profil psychiatrique de ces jeunes et s'ils relèvent de soins plutôt que du pénal."

  • Que cela changerait-il pour les psychiatres de savoir qu'un jeune est fiché par les services de renseignement ?

Dr Serge Hefez : "D'abord, cela nous permet de compléter son profil. Il est par exemple important de savoir qu'un schizophrène a commis un acte dangereux en dehors de notre prise en charge. Et inversement, cela peut permettre à des jeunes d'éviter la prison, qui ne correspond pas du tout à leur profil et qui va aggraver leur situation. On a notamment eu une situation il n'y a pas longtemps avec un jeune suivi par nos services, très fragile sur le plan psychiatrique, qui a été mis en prison parce qu'il s'était connecté sur des sites djihadistes. S'il y avait eu moins d'étanchéité, on aurait pu lui éviter cette situation."

  • Avec cette position, vous allez à l'encontre de ce que préconisent certains de vos confrères…

Dr Serge Hefez : "La radicalisation est une question très complexe. La soumission de personnalités fragiles psychologiquement à une emprise de type sectaire se fait très vite et de façon très forte. Pour agir contre ça, il faut penser à des mesures un peu différentes de ce qu'on fait d'habitude, des mesures d'exception."