Quand la moitié du monde n'existe plus

Suite à un accident vasculaire survenant dans un hémisphère cérébral, des patients peuvent brutalement perdre la conscience de tout ce qui existe dans une moitié de leur champ de perception. Si l'hémisphère droit et lésé, c'est la notion même de "gauche" qui s'évanouit. Chez certains malades, cette héminégligence se résorbe peu à peu. Des chercheurs de l'Institut du cerveau et de la moelle épinière montrent que cette amélioration est dû à un phénomène de compensation – l'hémisphère non lésé prenant peu à peu en charge les fonctions assurées par le second.

Florian Gouthière
Rédigé le
Demi-chel Cymès
Demi-chel Cymès
Un patient souffrant de négligence spatiale omet de recopier les éléments situés à gauche d'une figure © PICNIC LAB – ICM
Un patient souffrant de négligence spatiale omet de recopier les éléments situés à gauche d'une figure © PICNIC LAB – ICM

Leur vision reste excellente, mais ils ont brutalement perdu la conscience de l'existence même d'une portion de l'espace. Suite à un AVC, une partie du cerveau est lésée, et la notion de droite ou de gauche (selon le site de l'AVC, voir encadré) s'est évanoui.

Le patient n'a absolument pas conscience d'avoir perdu "quelque chose". Comme dans le roman La Disparition de Georges Perec, où la lettre "e" s'est sans bruit effacée du monde, sans que nul – excepté le héros – ne s'en aperçoive, tout ce qui est "à gauche" n'est plus perçu, ni même conçu. Comment se sentir dépossédé de quelque chose dont on ignore désormais l'existence(1) ?

S'il faut recopier un dessin, le patient n'en dessinera que la moitié. Manger un repas ? La moitié gauche de l'assiette restera pleine. L'idée de pivoter pour observer le reste de l'espace – ou celle de tourner l'assiette – ne peut traverser l'esprit du malade, puisque la direction vers laquelle ce mouvement doit être exécutée n'existe plus

Pour les mêmes raisons, les patients ne se rasent ou ne se maquillent pas la partie gauche du visage. L'une des thérapies proposées aux patients est d'apprendre à leur corps à automatiser certains mouvements vers le côté "disparu", pour élargir la zone de l'espace perçue.

Les médecins qui suivent ces patients observent parfois des rémissions progressives de la maladie.

"L'amélioration spontanée de la négligence est loin d'être la règle", notent les chercheurs de l'Institut du cerveau et de la moëlle épinière (ICM). "Au moins un tiers des patients présentant ce trouble en phase aiguë [d'AVC] continueraient à en présenter les signes plus d'un an après leur lésion."

Identifier les facteurs prédictifs de la persistance de l'héminégligence constitue donc un enjeu important. "[Cela permettrait] de proposer une rééducation adaptée aux patients chez [qui] ce trouble risque de devenir chronique", insistent les médecins.

L'équipe du Dr Paolo Bartolomeo a suivi durant plusieurs années 45 patients souffrant de cette pathologie. D'IRM en IRM, ils ont découvert que les patients qui se rétablissaient le moins bien avaient des lésions plus importantes que les autres au niveau du corps calleux – la zone centrale du cerveau par laquelle transitent tous les signaux nerveux.

"L'hémisphère [sain] doit [pouvoir] communiquer avec l'hémisphère [lésé], afin d'apprendre à compenser les déficits […] provoqués par la lésion cérébrale", insistent les chercheurs. "Les patients avec atteinte du corps calleux sont à risque de négligence chronique, et devraient donc bénéficier d'un accès prioritaire aux traitements de rééducation".

Leurs travaux ont été publiés ce 21 janvier dans la revue Brain

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(1) Lorsqu'un patient oublie qu'il souffre d'une maladie, il est dit anosognosique.

Source : White matter lesional predictors of chronic visual neglect: a longitudinal study. Paolo Bartolomeo et coll. Brain, 21 janv. 2015. doi:10.1093/brain/awu389.

La partie droite du cerveau contrôle les mouvements et la perception du côté gauche du corps, et inversement. Les lésions de l'hémisphère droit semblent engendrer plus fréquemment une héminégligence que les lésions de l'hémisphère gauche.