Peut-on vraiment produire des cellules souches avec de l'acide ?

Faire régresser une cellule mature en cellule souche par un simple bain d'acide sous pression ? Les pairs de Haruko Obokata - à l'origine de la découverte - ont mis longtemps avant d'y croire... Finalement ralliés à sa cause, ils ont appuyé la publication des données expérimentales dans la prestigieuse revue Nature. Mais en scrutant les clichés présentés dans l'article, certains lecteurs ont repéré quelques anomalies qui laissent suspecter soit une erreur d'édition... soit une fraude volontaire. La mariée était-elle trop belle ?

Florian Gouthière
Rédigé le
Cet embryon de souris s'est-il réellement développé à partir de cellules souches créées avec un peu d'acide ?
Cet embryon de souris s'est-il réellement développé à partir de cellules souches créées avec un peu d'acide ?

Il y a quarante ans, une souris blanche et noire...

Une version saturée de l'image qui a déclenché la suspicion d'un contributeur de Pubpeer. Le fond de la troisième colonne est différent du reste du cliché, suggérant que cette section de l'image a été insérée a posteriori avec un logiciel.
Une version saturée de l'image qui a déclenché la suspicion d'un contributeur de Pubpeer. Le fond de la troisième colonne est différent du reste du cliché, suggérant que cette section de l'image a été insérée a posteriori avec un logiciel.

En 1973, William Summerlin, jeune chercheur étatsunien en immunologie, publia des résultats qui stupéfièrent la communauté scientifique : il était parvenu à réalise à transplanter la peau d'une souris sur une souris d'espèce différente. A l'appui de ses travaux : des clichés montrant des souris à la peau blanche, avec un greffon noir. Le prestige du scientifique s'effondra lorsqu'en 1974, l'un de ses collègues découvrit que les taches noires avaient été, en réalité, réalisées avec un banal marqueur indélébile.

Cet exemple édifiant (commenté par de nombreux auteurs et narré dans l'ouvrage indispensable La Souris Truquée de William Broad et Nicholas Wade) n'est pas isolé. Que ce soit en biologie ou en physique, certains résultats révolutionnaires dans leur simplicité et leur élégance... se révèlent rapidement "trop beaux pour être vrais".

Les fantastiques résultats des expériences menées par Haruko Obokata, qui affirme être parvenue à réaliser des cellules souches pluripotentes grâce à un protocole simplifié de son invention, sont-ils aussi frauduleux que ceux de Summerlin ? L'expérience consistant à injecter des cellules souches phosphorescentes dans un embryon de souris, et le splendide cliché de la "souris verte" présenté dans Nature constituent-ils un remake nippon de cette Souris truquée ?

La question a été posée sur la plateforme internet Pubpeer - consacrée aux discussions entre chercheurs et aux commentaires d'articles scientifiques - par un lecteur anonyme surpris par l'aspect d'un des clichés publiés par l'équipe d'Obokata... A sa connaissance, aucun processus biologique connu ne peut produire la recombinaison génétique qui s'est apparemment produite.

Dans le fil de la discussion, quelqu'un remarque qu'à fort grossissement, l'arrière-plan d'une partie de l'image semble "plus foncé". En modifiant un peu le contraste, un autre chercheur démontre qu'il pourrait s'agir d'un montage... à moins que la différence de couleur ne soit simplement due un problème de compression de l'image par l'éditeur ?

Le débat a rapidement pris de l'ampleur, et plusieurs internautes se sont mis à passer à la loupe les photographies réalisées par Haruko Obokata. Les très importantes similarités entre deux photographies d'embryons obtenues "selon deux procédés distincts" surprennent bientôt le blogueur japonais connu sous le pseudonyme de "Juuichi Jigen" - qui s'est spécialisé dans la dénonciation des fraudes scientifiques...

Contacté par Nature, Teruhiko Wakayama, spécialiste réputé du clonage et auteur des clichés, explique avoir transmis "une centaine d'images" à Obokata et qu'il y a pu avoir une confusion lors de leur insertion dans l'article.

 

D'autres études d'Obokata poseraient problème

En passant en revue des publications antérieures de la chercheuse, Juuichi Jigen découvre que de plusieurs images présentées à l'appui d'expériences distinctes sont en réalité identiques (parfois à un retournement près). Là encore, bien sûr, il pourrait s'agir d'une maladresse de l'imprimeur. Egalement joint par Nature, l'un des cosignataires nord-américain de deux études coordonnées par Obokata reconnaît que certains clichés présentés ne correspondent pas aux informations légendées. "Il semble qu'il s'agisse d'erreurs de bonne foi, [qui] n'ont aucune incidence sur la validité des données, les conclusions ou tout autre aspect de l'article", affirme-t-il.

Toutefois, "aucun des dix biologistes spécialistes des cellules souches qui ont essayé de reproduire les expériences [d'Obokata] n'y est parvenu", rappelle l'article que Nature consacre à l'affaire. "Un blog recensant les tentatives de réplication décompte pour le moment huit échecs. Mais la plupart de ces essais n'ont pas utilisé le même type de cellules [matures] utilisées par Obokata"...

Face au développement de la controverse, le centre de biologie développementale RIKEN de Kobe, qui héberge l'équipe d'Obokata, a officiellement déclaré le 14 février 2014 avoir ouvert une enquête sur ce dossier, expliquant "[qu'une] équipe d'experts internes et externes se penche sur la question [depuis le 13 février]"

L'institution estime néanmoins qu'au-delà du débat sur l'iconographie utilisée pour appuyer les travaux d'Haruko Obokata, "les conclusions scientifiques restent valables".

Qi Zhou, un chercheur chinois qui a tenté de reproduire l'expérience d'Obokata, considère que "la mise en place du [protocole d'Obokata] est délicat". "Une expérience facile dans un laboratoire expérimenté peut être extrêmement difficile pour les autres", explique-t-il dans Nature, "aussi je ne me garde de prendre position sur l'authenticité [des travaux]". Jacoba Hanna, un spécialiste israélien dont les tentatives de réplication ont également échoué, refuse lui aussi de crier trop vite au scandale, soulignant la tentation que certains pourraient avoir à "persécuter les nouvelles découvertes". Il projette de répéter les expériences durant deux mois.

Obokata ''toujours présente lors des expériences''

Comme le rappelle Nature, Teruhiko Wakayama (le spécialiste du clonage auteur des clichés) a déjà réussi à reproduire les expériences d'Obokata… mais toujours en présence, et sous la supervision de celle-ci.  Depuis qu'il a quitté Riken, il n'est jamais parvenu à reproduire l'expérience.

Mais Wakayama refuse de croire qu'il a pu être berné. "J'ai mené l'expérience [à Riken] et ai obtenu des résultats", insiste-t-il. "Je sais que les résultats sont tout à fait vrai." L'histoire des sciences regorge malheureusement de cas d'expériences qui ne peuvent être produites qu'en présence d'un seul individu… laissant fortement à penser que celui-ci ajuste, consciemment ou non, les données ou les paramètres du protocole(1).

Obokata doit publier sous peu une version beaucoup plus détaillée de son protocole expérimental. Peut-être d'autres scientifiques parviendront-ils, alors, à confirmer ses allégations.

La détection des fraudes scientifiques à l'ère d'Internet

La reproductibilité d'une expérience est l'étape décisive de la validation d'une découverte scientifique, aussi certains s'étonneront-ils que des chercheurs aient, par le passé, tenté de manipuler des données.

Comme l'ont démontré Broad et Wade, la plupart des cas de fraudes sont souvent la conséquence d'un petit mensonge initial, d'une volonté de présenter des résultats très légèrement améliorés, puis d'un effet d'engrenage, au cours duquel de plus en plus de personnes se voient convaincues de faits travestis.

Les fraudeurs ne récoltent parfois aucun autre bénéfice de leurs actions qu'une réputation de "bon expérimentateur de laboratoire" au sein d'une aile d'un institut de recherche. Ces anonymes lissent certains résultats ou ajoutent quelques données inventées afin de satisfaire les attentes de leurs collègues, agacés par l'échec répété d'une manipulation ou inquiets de la disparition de leurs crédits de recherche.

Mais parce que le critère de reproductibilité est ce qui distingue la connaissance d'une croyance et la science des autres pratiques humaines, le couperet tombe toujours tôt ou tard : soit les travaux sont simplement oubliés(2), soit ils sont rejetés par la communauté des chercheurs.

Quelle que soit l'issue de la controverse autour de la méthode Obokata, il faut saluer l'étonnante rapidité avec laquelle la controverse a émergé. L'apparition de plateformes collaboratives telles que Pubpeer donne vraisemblablement un coup d'accélérateur à l'identification des anomalies et des biais expérimentaux – autorisant une meilleure conduite de la démarche de validation des connaissances scientifiques, et la détection des "moutons noirs" qui "truquent les souris".

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(1) Un cas célèbre est au cœur de l'affaire de la "mémoire de l'eau". Une investigation poussée à démontré que les expériences présentées par Benveniste échouaient de manière systématique si l'un des membres de son équipe, Jamal Aïssa, n'était pas présent dans le laboratoire . De très nombreux exemples d'expériences non-reproductibles en l'absence d'un seul et unique individu sont recensés et commentés dans La souris truquée de Broad et Wade.

(2) Pour peu que les conclusions de l'article scientifique publié présentent un intérêt, d'autres chercheurs tâcheront de reproduire les expériences qui y sont détaillées. A noter que certains fraudeurs publient volontairement des articles inintéressants, afin d'accroître le volume de leur bibliographie scientifique (pour justifier de leur activité professionnelle auprès de leur hiérarchie) sans jamais être critiqués. Pour cette raison, le nombre de fois qu'un article scientifique est cité en référence d'autres travaux ultérieurs est devenu un critère important - bien que non décisif - de la qualité et de l'intérêt des recherches menées par un scientifique.

Source : Acid-bath stem-cell study under investigation, D. Cyranoski Nature, 17 fev. 2014. doi:10.1038/nature.2014.14738